Pour situer d’emblée La pornographie, on pourrait le qualifier de roman d’idées. Les idées cependant n’y sont pas les représentations plus ou moins sincères et soumises à contradiction que nourrissent les personnages. Mais plutôt l’ombre des choses qui plane au-dessus d’elles comme pour en débusquer toute l’étrangeté et l’artifice. Il est admis dans un monde "normal" qu’idées et choses existent indépendamment et sans la moindre porosité entre elles. Les idées existent comme idées et les choses comme choses. Dans le monde de La pornographie chaque chose (ou chaque être ou chaque acte) est contaminée par l’idée. L’idée n’est au fond que le versant négatif de la chose. Sa mise en question qui la renvoie du côté de l’artifice, de l’intrigue fomentée par un ordonnateur caché. Les idées procèdent d’une expérience, une "aventure" dont le témoin-protagoniste est Witold, double du romancier.
Dès le début et cette phrase "Je vous conterai une autre de mes aventures…", Gombrowicz se situe dans la tradition des récits picaresques. Ses personnages, Witold et Frédéric, sont pauvres, c’est la guerre. Ils s’exilent à la campagne où leur désoeuvrement rencontre une autre forme de vacuité, celle de la "normalité" la plus insignifiante. Pourtant c’est dans cette insignifiance que quelque chose surgit, un détail qui suffit à subvertir l’ordre des choses, entraînant chaque forme et chaque geste comme s’il les contaminait par sa pornographie. Les idées "pornographiques" de Witold et Frédéric sont des fantaisies maniaques puisant à la poétique du déplacement (comme dans Cosmos elles puiseront à la poétique de l’association surréaliste). Toute l’aventure consiste donc à tenter de mettre à jour un ordre dont l’intuition n’apparaît qu’à travers la dissonance qui symptomatise son absence. Pourquoi Witold a-t-il pour compagnon Frédéric, l’être le plus indécent à ses yeux ? Pourquoi se rendent-ils à la campagne, le lieu auquel ils sont le plus étrangers ? Et pourquoi la jeune Hénia est-elle fiancée à Albert, un adulte comme eux, plutôt qu’à Karol, l’adolescent avec lequel elle s’accorde en tout point ? Qu’est-ce au fond que la pornographie ? Une multiplicité de pistes (ou d’abîmes) s’ouvre à partir de cette interrogation, qui suppose de considérer la question du déplacement non comme un jeu (un marivaudage pervers) mais comme un mystère métaphysique. On ne sait si cette pornographie que le narrateur fait sienne ("Rien, rien ! Rien que ma pornographie qui se nourrit d’eux !") est littérale ou figurée, si elle est de nature sexuelle ou bien morale. Si elle trouve sa source dans les personnages de Frédéric et Witold (où dans le récit mené par la voix de ce dernier elle suscite un double mouvement de fascination et d’indignation) ou si elle n’est pas au fond bien au-delà d’eux, dans la vérité, la réalité ultime que leurs agissements ont pour objet de dévoiler.
Les idées (celles du rapprochement d’Hénia et de Karol, de leur chair, de leur jeunesse) sont obscènes d’abord parce qu’elles sont des idées. Et ce qui les rend obscènes réside dans l’ambiguïté de leur caractère de forces à la fois destructrices et vitales. Le déplacement, le glissement pornographique provient de la proximité de leurs contraires. La jeunesse sera tout le temps exposée à la vieillesse ou "tentée" par elle. De même l’innocence par le crime. Par la loi supérieure d’une instabilité au cœur de la stabilité, d’un ordre au cœur du désordre, les réalités opposées se contaminent et s’encouragent à ne plus exister que sur le mode d’une opposition, dans une lutte sans fin. Ainsi le personnage d’Amélie, la croyante, se découvre-t-il dans la proximité de Frédéric, l’athée, dont la seule présence constitue un défi et une provocation mortelle. Ce dernier, personnage tellement essentiel au roman, est à la fois l’archétype de la puissance destructrice de l’idée et le double schizophrénique de Witold, le narrateur fictif/réel qui peut se distancier de lui tout en étant solidaire de ses démarches les plus folles. Frédéric et Witold incarnent des héros rebelles dont les prototypes remontent à Don Quichotte et Sancho Pança.
A travers leur tentative d’unir les deux jeunes gens W. et F. s’inscrivent dans un romantisme déplacé, pervers littéralement. Inspirés par la grâce et la beauté de la jeunesse, ils comprennent que ces valeurs n’existent pas. Elles ne peuvent être reconnues qu’en terrain étranger. Le leur précisément, celui d’esprits et de corps enlaidis par l’idée (on sait dès les premières lignes que ce sont des intellectuels à demi-ratés). La jeunesse ne reconnaît pas la jeunesse (et avec elle la beauté) mais cherche à se rapprocher du monde adulte dans lequel elle voit une réponse à son immaturité. Or cette réponse est erronée ! Le monde adulte, lui-même inachevé, ne demande qu’à revenir en arrière. Il n’y a donc qu’une illusion qui court en boucle et cette illusion est scandaleuse parce que naturelle, universelle. Hénia et Karol ne se rapprochent qu’en raison de l’attirance qui les pousse vers W. et F., attirance contre nature ! Mais justement cette nature opposée existe au sein de la Nature, dans l’ordre déplacé du monde ! W. et F. (ou plutôt l’entité W/F) veulent pousser cette contradiction à son stade le plus critique, comme un défi, une provocation ou une rébellion. Rébellion de parodie (tellement elle pourra sembler dérisoire ou grotesque) mais rébellion tout de même. Contre la Nature. Car la Nature, "cette p…", procède par scandales : le plus grand héros est un traître, la croyante reconnaît la supériorité spirituelle de l’athée, la cruauté ou le meurtre sont accomplis par des êtres "innocents" qui échappent à la perversité de l’idée.
L’idée et avec elle la pornographie ne sont peut-être qu’une forme de lucidité. Une déconstruction de l’illusion imposée par la Nature d’un achèvement. En réalité tout est inachevé et cet inachèvement donne au monde un tour de parodie ! Frédéric, l’"antifou", veut se substituer à la Nature, à Dieu, au Christ. Pour opérer une conversion du hasard en nécessité, de l’illusion en lucidité, du soupçon en révélation. Il y a un côté hitchcockien dans la façon dont le soupçon accomplit son travail de sape, noue par détails successifs une menace qui finit par se propager aux structures du récit. La menace du faux se propage, contamine l’univers. C’est par exemple la messe qui finit par révéler grâce à la présence de Frédéric la perspective du vide cosmique infini qui est le décor sur fond duquel elle a lieu. Comme chez Hitchcock le caractère contaminant du soupçon appelle, à force de déplacements, une mise en abyme : W/F devient le metteur en scène d’une réalité qui a perdu ses limites dans la tension de la projection imaginaire dont elle est l’objet. Comme dans La mort aux trousses Thornhill reprenait la direction d’une intrigue dirigée contre lui par les moyens du jeu et de la mise en scène, W/F projette sur l’action (il est question de commettre un meurtre pour sauver des résistants) le caractère de l’idée qui permettra d’achever la pornographie et la victoire contre la "Nature". Mais rien n’est achevable ! Et c’est bien cette constante du système gombrowiczien qui entrave sans doute un peu l’efficacité "hitchcockienne" de la fin de La pornographie. Le système tourne un peu en boucle et se laisse trop voir (Cosmos rétablira les choses dans un final vertigineux et dérisoire bien plus digne de son auteur).