Sans doute le livre qui résume à lui seul la plus grosse partie de l’œuvre romanesque de Michel Houellebecq. L'auteur déclarait lui-même au sujet de La Possibilité d'une île : C'est mon meilleur livre, et je suis bien d'accord avec lui.
Daniel est un comique populaire qui met en scène les travers de la société dans des spectacles au cynisme décomplexé. Comme dans tous les romans de Houellebecq vient la traditionnelle crise où le héros prend conscience de l'absurdité de son existence, et Daniel n'y échappe pas. À mesure que sa vie professionnelle s'enlise et sa vie sexuelle l'accompagnant, Daniel perd goût à tout ce qui faisait son quotidien. Il en vient à fréquenter la secte d'inspiration rahélienne des Élohimites qui, derrière un récit des origines pour le moins fumeux, promet à ses adhérents la vie éternelle dans un corps jeune une fois que les recherches (financées par les membres) sur la reproduction artificielle auront abouti. Daniel les suit timidement, mais il finit par monter dans les grâces du Prophète et gagne ensuite le comité de décision de la secte. Il inaugure, dans ses vieux jours, la pratique du récit de vie, qui sera institutionnalisée par les membres et rentrera dans les codes de ce nouveau culte moderne.
Ce sont les récits de vie des clones de Daniel (Daniel24 et 25) que nous lisons en alternance du récit originel. Situé à des milliers d'années de l'intrigue principale, ce récit parallèle nous donne accès aux questionnements et réflexions des clones sur leur existence pendant qu'ils attendent l'obsolescence de leur corps artificiel.
Ce pari de la forme et l'alternance narrative qui en résulte peut troubler. Il m'a personnellement fallu attendre la centaine de pages pour bien comprendre ce que je lisais, mais une fois la prise de conscience effectuée, l'effet est au rendez-vous. La vision que donnent les clones de cette vie éternelle qui n'en est pas une est absolument terrible et bouleversante. La suppression de la mort a supprimé chez eux des concepts aussi banals que l'ennui, la peur, la joie, toutes ces petites peines et ces instants de bonheur fugitifs qui parsèment nos vies. Mais le summum du tragique est atteint quand on comprend que même l'amour n'y a pas survécu. Les clones lisent les récits de leurs copies antérieures en tentant de comprendre les tracas existentiels que nous éprouvons tous face à l'absurdité de notre condition. Cela n'est jamais dit, mais, au milieu d'une Terre défigurée par l'évolution géologique où la population "humaine" semble avoir été divisée par 1000, les clones de Daniel1, reclus dans une "cité centrale", semblent envier la vie mortelle de leurs prédécesseurs et regretter cette erreur fatale qu'a été le dépassement de la mort, qui signifia aussi la suppression de la vie. L'immortalité, mais à quel prix ? La troisième et dernière partie est tout simplement terrible et empreinte de la désolation la plus totale. Il n'y a pas de bonheur sans malheur, pas d'amour sans haine, et il n'y a que dans la mort que peut jaillir la vie.