Non, je ne suis pas dans une tristesse infinie. Je suis la tristesse du monde. L'infinie tristesse du monde.



Quiconque a perdu ou perdra un être aimé durant son existence ne pourra qu'être bouleversé corps et âme par le témoignage de Jean-Michel Espitallier, publié aux belles éditions Inculte (qu'elles soient d'ailleurs chaleureusement remerciées et pour la publication de ce texte et pour me l'avoir transmis).


Avec La Première année, l'auteur, qui est également poète, livre une Grande Ode, la sienne, qui accède immédiatement au rang de classique instantané. Une Ode à celle qui est partie et ne reviendra jamais, Marina, son alter ego, sa moitié, sa femme, la mère de sa fille Fiona, celle avec qui il a vécu durant plus de 30 ans.


Le lecteur débarque dans cette histoire en connaissant déjà son issue fatale. Le récit suit les derniers jours de cette femme de 55 ans, puis cette première année de solitude, d'insondable tristesse, cette première année de vie sans elle pour lui. Nous sentons que l'auteur s'accroche à la page comme à une bouée, sa plume et ce journal de bord sont autant de gilets de sauvetage pour ne pas perdre pied, ne pas se laisser happer totalement par les sables mouvants de la mélancolie. Le récit dit bien la puissance de soutien de l'écriture, comme elle épaule, aide à fixer, permet de circonscrire l'angoisse dans le périmètre de la page.


La déchirante lucidité de l'auteur, alors que son épouse agonise :



Une gigantesque information avec des petits mots de rien du tout et quelques articulations syntaxiques banales : tu vas mourir.



Jean-Michel Espitallier passe par tous les paliers du processus de deuil - choc, dénégation, colère, désespoir, acceptation - et le lecteur suit, terrassé comme lui, envahi par les mêmes questions sans réponses, le lent cheminement de sa douleur. Car la Première année pourrait être le journal de bord de tout individu confronté à la mort d'un proche : les seules différences - et non des moindres - sont la qualité du style de Jean-Michel Espitallier (sublime), l'acuité de son regard sur ce qu'il ressent, sa manière virtuose de décortiquer ses pensées, ses peurs, ses illusions et ses souvenirs.



Toutes ces premières fois que ce fut la première fois. Toutes ces premières fois que ce fut la dernière fois.



J'ai pensé à plusieurs œuvres en le lisant, et notamment à Lettre à Laurence de Jacques de Bourbon-Busset. Pour cet hommage vibrant, lyrique, d'une infinie tendresse, à cet absolu vécu à deux, un de ces amours durablement puissant que chaque être humain appelle de ses vœux. Un de ces amours dont on ne se remet jamais vraiment et qui, une fois parti, condamne celui qui reste à la solitude à vie.


Pourtant, à Marina, Jean-Michel offre un linceul poétique d'une lumière sans égale qui la rend éternelle, à ses yeux et aux nôtres. Une manière de sublimer la douleur par la création, de mettre à distance la souffrance en posant des mots plus beaux sur des maux terribles.



Une heure cinquante-huit : tu ne respires plus. Un événement. L'événement. Le gigantesque événement. Le plus grand événement du monde. Le son de ta mort.



Le poète partage avec nous ses réflexions existentielles, de celles qui toujours resteront sans réponse et qui constituent les grands mystères tragiques de la condition humaine :



Personne n'est donc jamais revenu ? Même cinq minutes ? Même quelques secondes ? Le temps d'une étreinte ? Un dernier mot ? Juste un baiser ? Tu es invisible mais tu n'es pas absente.



Autour, après le drame, le vaste monde poursuit sa course folle, la mort ne change rien à la succession des heures quotidiennes. Le séisme intime n'a pas d'incidence sur le cours des choses extérieures, sur sa beauté même et c'est sans doute le plus insoutenable à admettre :



La journée s'annonce printanière et cette injustice m'est insupportable.
Les premiers arbres en fleurs me révoltent.



Enfermement, prostration, détresse, larmes, terreur, ressassement - mon insondable tristesse enroulée dans mon incommensurable épouvante - nous suivons pas à pas, jour après jour - heure après heure, la tragique traversée du désert de cet homme désormais orphelin de celle qu'il a tant chérie et dont il dresse des portraits bouleversants de grâce et de pudeur :



Chaque photo d'instants parfois banals devient l'image absolue du bonheur. Et la preuve absolue de la perte.



Je t'ai beaucoup admirée parce que tu vivais chaque instant avec une belle intensité. Un esthétisme authentique. Un mysticisme profane. Le culte gracieux de l'inutile. Un idéalisme sans concession. Une radicalité légère. Une rigoureuse exigence pour toi-même et pour les autres. Le regard artiste que tu posais sur le monde. Le merveilleux mystère de ta vie intérieure.



Jean-Michel Espitallier soulève aussi la question de la peur d'oublier la disparue, que ses contours et leurs souvenirs se floutent avec le temps, qu'elle ne soit plus qu'un lointain souvenir de la peau, qui s'éloigne irrémédiablement. Il redoute ce moment où viendra la tristesse de [se] sentir moins triste. Alors, trahir (oublier) pour guérir ?
Non, écrire pour guérir de l'éternellement jamais : l'écriture salvatrice conjure le mauvais sort en éternisant par les mots la présence de la disparue.


Où vont les choses que l'on oublie ?


Ce récit embrasse aussi de passionnantes réflexions aussi sur l'importance des sens - les parfums, les odeurs qui restituent la présence fantomatique - mais aussi la musique, la puissance de certaines chansons, la tristesse que l'on cherche à amplifier dans un élan masochiste, les souvenirs qu'elle enferme et qu'elle sait restituer intouchés :



La musique est une petite boîte qui conserve intactes les émotions que l'on y a déposées. Une time capsule. (...) Il peut être dangereux d'ouvrir la boîte.



La Première année est le livre renversant d'un homme inconsolable, un récit beau à (beaucoup) pleurer, qui traite avec une poésie déchirante de la mort, de l'irréversibilité du temps, de sa fuite inexorable, mais surtout d'Amour, d'un amour grandiose, d'une complicité rêvée, d'une fusion rare - un amour comme tous les véritables amours : immortel.

BrunePlatine
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le 6 sept. 2018

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