(Ou plutôt: Proust et l'asphyxie.
Le manque d'air. Celui trop vicié, en tout cas, de l'appartement de Marcel)
Quand on s'en rend compte, on ne peut sourire à l'idée que SensCritique se soit bâti sur un tel malentendu. La plupart des gens pensent que la note que l'on attribue à une œuvre reflète l'idée que l'on se fait de cette œuvre, alors que c'est très exactement le contraire. La note que l'on donne à un volume de la recherche du temps perdu, par exemple, n'est rien d'autre que la témoin précis de notre propre hauteur par rapport à l'ouvrage. Une photographie nette de notre capacité à apprécier, comprendre, évaluer un monument littéraire, à un moment de notre vie.
En fait d'œuvre, c'est donc nous-mêmes que nous notons.
Un film, un roman, un album, possèdent leur propre valeur qu'aucun critique, aucun amateur éclairé, aucun admirateur, si avisé que l'un ou l'autre puisse être, ne pourra jamais réellement étalonner. Parce que la matière artistique, créée devant nos yeux ou figée depuis des siècles, est à la fois totalement immuable (une fois ecrite, plus une note, plus un mot, plus un plan n'en sera jamais changé -enfin, en général)- et en perpétuelle évolution. Bien plus que par l'évolution des goûts et des époques, c'est par les ramifications secrètes et insoupçonnées des influences, des filiations et des inspirations que les héritages se révèlent, avec des temporalités si asynchrones qu'il faut parfois des cycles infinis pour les percevoir.
C'est ce malentendu, et sans doute rien d'autre, qui est à l'origine des animosités entre membres du site. Quand untel met une note dégradante à un film que nous tenons pour un chef-d'œuvre, nous nous sentons blessés à travers une grandeur prétendument flétrie ou ignorée, alors que celui qui note n'a rien fait d'autre, en vérité, que de rendre public, dans un un grand élan impudique, sa propre indignité à voir la beauté la ou elle se trouve.
Un 10 a un Kurosawa ou un Bergman ne provoque presque jamais de pugilats homériques dans les commentaires d'une critique, non parce que cela est consensuel, mais bien parce que celui qui a attribué cette note a juste montré (ou voulu faire croire à) sa capacité à se hausser, au moins le temps d'un saut de trampoline, à la hauteur de l'oeuvre.
Et donc, ce 6 pour la prisonnière n'est rien d'autre qu'un signe patent de ma petitesse, dont on ne peut qu'espérer qu'elle se montre brève et passagère. En aucun cas celui d'un relâchement de notre bon Marcel.
Sans doute parce que les obsessions Proustiennes reviennent avec un peu trop de constance (la jalousie vis-à-vis d'Albertine, les milles et unes vertus de la pièce de Vinteuil...), peut-être à cause de la claustrophobie provoquée par ces trois jours en appartement, je suis à chaque fois revenu vers l'ouvrage avec application, mais sans le plaisir instinctif qu'avaient provoqué les précédents volumes. Une lente asphyxie qui obscurcie peu à peu la vue, et qui impose au lecteur de se focaliser sur les divers signes de vie qui semblent, uns à uns, quitter ce corps littéraire privé d'oxygène. Ici on regrette l'humour qui jadis tant nous plût. Là on se prend à éprouver de la nostalgie pour les sorties mondaines qui fournissaient tant de matière à la plume précise et délicieuse de l'auteur.
Et ce n'est pas pour rien que l'unique sortie de l'appartement du héros, pourtant théâtre brutal de la déchéance inéluctable de ce bon mais insupportable de Charlus, arrive comme une bouffée de fraîcheur salutaire presque inespérée.
Pourtant (et évidemment), les habituelles fulgurances Proustiennes jaillissent ça et la.
Sur les illusions: "ceux qui apprennent sur la vie d'un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l'explication de choses qui précisément n'ont aucun rapport avec lui".
Sur le quotidien: "il est du reste à remarquer que la constance d'une habitude est d'ordinaire en rapport avec son absurdité"
Sur les tourments de l'âme: "un doute du genre de ceux qui font qu'au cours de certains états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et pas plus à la cinquantième fois qu'à la première."
Sur l'amour: "et en amour, il est plus facile de renoncer à un sentiment que de perdre une habitude.
Enfin, pour tenter de finir de me dédouaner totalement de cette note humiliante (pour moi-même, donc), je vais citer une dernière fois Proust, en expliquant que le bonhomme évolue sans doute dans des sphères bien trop éthérées pour votre serviteur. "Car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous donne l'impression de la hauteur, et non ce qui est presque invisible tant cela de perd dans le ciel".
Il me reste donc sans doute quelques barreaux à gravir sur l'échelle de la félicité littéraire avant de m'attaquer à nouveau à ce chapitre sombre (en tout cas celui qui s'offre le moins facilement) de la recherche.
A l'année prochaine, Marcel.