Lorsqu’elle rencontre l’homme qu’elle va épouser, le paradis d’Antoinette est perdu depuis longtemps : la fortune familiale, fondée sur l’esclavage, s’est en partie évaporée depuis l’abolition en 1833 ; le domaine de son enfance en Jamaïque, Coulibri, a disparu dans un incendie ; sa mère, enfin, est tenue pour folle et cloîtrée à l’écart du monde. Le mariage arrangé par son demi-frère avec un jeune homme anglais semble donc être pour Antoinette, qui ne demande qu’à tomber amoureuse, une chance d’être à nouveau heureuse. Mais, à mesure qu’il découvre l’histoire familiale de sa jeune épouse, l’homme se rétracte et devient hostile à sa nouvelle vie aux Antilles.
Cet homme, jamais nommé dans Wide Sargasso Sea, est bien connu des amateurs et amatrices de littérature anglaise. Il s’agit de Rochester qui, dans Jane Eyre, entreprend d’épouser Jane, avant que celle-ci découvre son terrible secret : sa première femme, qu’il a épousée aux Antilles et qui, devenue folle, hante les combles de la maison de son mari. Jean Rhys, passionnée par ce personnage de l’ombre auquel elle s’identifie pour être elle aussi née aux Antilles dans une famille de créoles blancs, lui donne donc une existence pleine dans ce roman publié en 1966 qu’elle mit neuf ans à écrire.
D’emblée, Wide Sargasso Sea se lit comme un récit-frère de ceux des sœurs Brontë. Il en a le sens du romanesque et le tempérament, cette façon tempétueuse de transformer une passion éphémère en haine et en folie. Le classicisme de sa forme même, en trois parties prises en charge successivement par Antoinette et Rochester, deux narrateurs en totale contradiction, nous y ramène, même si la lecture que fait Jean Rhys de la folie d'Antoinette, produit de la manipulation de Rochester, est sans doute plus moderne. Mais il y a aussi des accents vénéneux de Conrad ou Lowry dans la façon dont la nature jamaïcaine se donne à voir, aussi flamboyante et sensuelle qu'enfermante, dans la façon dont la sorcellerie obeah, sorte de vaudou pratiqué par Christophine, la fidèle domestique d'Antoinette, vient donner sa dimension gothique au texte, et surtout dans la façon dont tous les personnages, successivement, mettent en doute l'existence même de l'Angleterre qui, vue des Caraibes, ne semble être rien de plus qu'une chimère. Antoinette, déjà enfoncée dans un état d'hébétude complet lorsqu'elle gagne l'Angleterre, n'en saisira jamais la réalité : l'Angleterre ne saurait être pour elle autre chose qu'un cauchemar - le cauchemar de toute la Jamaique et de toutes les colonies.