La noble et sauvage rousse qui sort de la baignoire marine ou lacustre fumante au bas-coté
Je ne comprends pas pourquoi on ne m'a jamais parlé de la Rage de l'expression pendant mes études de lettres. Ponge est cantonné à son statut de poète de l'objet, voire de l'objet quotidien, qui terminerait la sécularisation de la poésie entamée par les Petits Poèmes en prose de Baudelaire. Ponge, c'est le cageot, succès aussi bien du collège que de l'oral de Capès, le pain, voire le galet, dont la description mène à celle de la Terre elle-même; bref, c'est le Parti-pris des choses. Pourtant, la Rage dépasse de loin cette image déjà réductrice par rapport au Parti-pris en adoptant deux traits majeurs de la modernité: l'inachèvement et le commentaire.
Chaque poème du recueil (la Guêpe, l'oiseau, l'œillet, le mimosa, le bois de pins, la Mounine) n'est pas présenté sous sa forme achevée mais comme un dossier comprenant à la fois les multiples tentatives et les réflexions menées par Ponge, voire, pour le bois de pins, des lettres. L'ensemble est passionnant et jouissif; on voit clairement le travail de combinaison, l'adjonction de nouvelles idées, l'interrogation sur le mot juste (recours au Littré), le tout dans une clarté qui chasse toute bêtise transcendante sur l'Inspiration ET qui démontre les qualités de Ponge. Chaque "poème" marque une étape dans la réflexion d'ensemble sur l'expression précise d'une chose tout en montrant l'évolution de la méthode de Ponge. On fait tout une histoire confuse de la transformation du roman moderne en "aventure d'une écriture", alors que quelques pages du Bois de pins rend la chose très compréhensible.
J'insiste: la lecture est aisée et drôle. Les formules trouvées par Ponge sont toutes merveilleuses, mais il les simplifie, les complexifie ou les supprime au nom d'un objectif plus haut que celui de créer quelque chose de beau.
L'objectif de Ponge est de décrire le plus exactement possible (et non pas de la façon la plus jolie) les objets qu'il s'est fixés, ou qui se sont imposés à lui , non pour leur donner une dignité qu'ils possèdent déjà, d'après lui, mais pour que l'esprit humain puisse "y gagner quelque leçon, y saisir quelque secret morale et logique". Ponge est engagé dans un combat contre l'obscurantisme qui verrait dans le monde un objet mystérieux qui impose son ordre à l'être humain: "Il s'agit un fois de plus de cueillir (à l'arbre de la science) le fruit défendu, n'en déplaise aux puissances d'ombre qui nous dominent, à M. Dieu en particulier." Les tentatives de Ponge sont donc révélatrices du fonctionnement du langage, des représentations de l'homme (dont l'auteur, représentatif selon l'exemple de Montaigne) et, si on les trouve réussies, de la nature. Je trouve, à titre personnel, le vers "Mignons pouilleux aux collerettes sales" tout à fait adapté à l'oiseau.
J'indique en passant que, si tout est clairement dit par Ponge, il y a tout de même des jouissances à trouver dans la comparaison des versions successives des poèmes et dans les multiples niveaux de lecture employés; si Ponge insiste sur le bois mort laissé par le pin au fur et à mesure qu'il grandit "à la faveur du seul et de plus en plus excelsior toupet conique", c'est que ce terme désigne aussi bien les formules qu'il a travaillées puis abandonnées.
Enfin, l'effort sérieux et amusant de Ponge se fait en pleine Occupation et selon les mêmes principes qui feront de lui un résistant: refus de plier face à la fatalité (c'est pas parce que je n'ai pas de Littré sous la main que je vais cesser mon activité littéraire) et confiance dans la volonté de l'homme, dans sa capacité à accomplir effectivement des choses. L'inachèvement du poème n'est pas le signe d'un échec, mais de l'espoir, voire de la certitude que d'autres viendront prolonger son effort, et sauront plus tard décrire correctement le mimosa. C'est dans ce sens qu'on doit entendre la formule "la Rage" de l'expression: une version concentrée et explosive de la "liberté" d'expression. Sa position est impeccable, inattaquable moralement comme esthétiquement.
Comme je ne sais pas comment finir, je vais donner l'idée finale à laquelle parvient Ponge au bout de sa réflexion sur le ciel de Provence aperçu à la Mounine:
"L'abîme supérieur (zénithal). Le soleil est fait pour nous aveugler, il transforme le ciel en un verre dépoli à travers quoi l'on ne voit plus la réalité : celle qui apparaît de nuit, celle de la « considération ».
Mais dans certaines régions la transparence, la tranquillité (sérénité) de l'atmosphère est telle que la présence de cet abîme est sensible même en plein jour. C'est le cas de la Provence. Le ciel au-dessus de la Provence présente constamment une clairière, comme une fenêtre de vitre claire dans un plafonnier dépoli.
Certes le soleil empêche qu'on voie les étoiles en plein jour, mais l'on devine la nuit intersidérale, qui fonce le ciel, qui lui donne cette apparence plombée.
Si l'on aime tant venir dans la région méditerranéenne c'est à cause de cela, pour jouir de la nuit en plein jour et sous le soleil, pour jouir de ce mariage du jour et de la nuit, de cette présence constante de l'infini intersidéral qui donne sa gravité à l'existence humaine. Alliance plutôt que mariage. Ici point d'illusions comme dans le Nord, point de distraction par la fantasmagorie des nuages. Ici tout se passe sous le regard de l'éternité temporelle et de l'infini spatial.
Tout prend donc son caractère éternel, sa gravité."
PS: ce titre est dédié à tous mes amis dizuitiémistes.