La Supplication regroupe divers témoignages (une soixantaine ?), pour la plupart qualifiés de « monologues », en lien avec la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, recueillis, intitulés et organisés par Svetlana Alexievitch en sept rubriques (« Information historique », « Prologue », « La Terre des morts », « La Couronne de la création », « Admiration de la tristesse », « Conclusion » et « En guise d’épilogue »).
Quant au seul chapitre où l’auteur prend explicitement la parole – elle est aussi quelquefois apostrophée par tel ou tel témoin –, on y trouve quelque chose que la Supplication ne cessera de vérifier : « Ce livre ne parle pas de Tchernobyl, mais du monde de Tchernobyl » et quelque chose d’irréfutable : « Il s’est produit un événement pour lequel nous n’avons ni système de représentations, ni analogies, ni expérience » (p. 30 de la réédition « J’ai lu »). Mais aussi l’évocation d’une contrainte qui fait appel à une bien curieuse notion : « Voilà le plus difficile : concilier les deux vérités, la personnelle et la générale » (p. 32).
Autant dire que ce qui vient en premier à l’esprit, c’est de se demander 1° quelle est la part d’honnêteté dans la démarche et 2° quelle est la part de fiction dans le texte – soit deux questions auxquelles un lecteur qui n’est ni dans la tête de Svetlana Alexievitch ni spécialiste de Tchernobyl ne pourra finalement pas répondre. Tout ce que je peux dire à ce sujet, c’est que ces quelque deux cent cinquante pages semblent documentées.
Ce qui m’est venu en deuxième à l’esprit, et je sais que ça peut faire tiquer, c’est que la forme fait penser à World War Z de Max Brooks – le truc avec les zombies, ouais… Vient d’ailleurs le moment où un témoin le dit : « Au début, cela semblait un jeu… Mais c’était une vraie guerre. Une guerre atomique… » (« Le chœur des soldats », p. 81). Vers la fin, encore plus explicitement : « Avant, on nous bourrait le crâne en nous disant combien tout serait merveilleux “s’il n’y avait pas eu la guerre”. Après, c’était : “Ah ! S’il n’y avait pas eu Tchernobyl.” » (p. 224). Et même avant cela, dès le prologue, « On ne peut pas raconter cela ! On ne peut pas l’écrire ! » (p. 25), « Ce ne sont pas les vraies paroles… Non, pas les vraies… […] je ne peux pas crier. Ni pleurer. Voilà pourquoi ce ne sont pas les vraies paroles » (p. 27) : le genre de phrases que d’habitude on trouve dans la littérature concentrationnaire.
Un témoin, dans son « Monologue sur ce que saint François prêchait aux oiseaux », dresse un parallèle entre les survivants des camps et les liquidateurs rescapés : « J’ai eu l’occasion de filmer des déportés des camps de concentration. Ils évitaient de se rencontrer entre eux. Je les comprends. Il y a quelque chose de pervers dans le fait de se réunir pour se souvenir de la guerre » (p. 119). Tchernobyl, comme la Shoah, a ses négationnistes : « Je crois qu’il n’y a pas eu de Tchernobyl. Qu’on a tout inventé… » (p. 60). Et l’un des chapitres est un « Monologue sur ce qui est plus insondable que la Kolyma, Auschwitz et l’holocauste » (p. 181).
Nous y voilà : la gêne qui naît à la lecture de la Supplication est finalement de la même nature que celle qui accompagne Si c’est un homme ou la Nuit ; vient un moment où l’accumulation – ici, accumulation de détails atroces, d’irresponsabilités, d’inconsciences… – atteint un plafond au-delà duquel le lecteur que je suis ne peut plus suivre, comme l’aiguille d’un dosimètre bloquée tout à droite. À ce titre, le livre de Svetlana Alexievitch dépasse lui aussi le cadre de la littérature, notamment parce que ceux qui y prennent la parole – et l’un deux déclare : « Tous ceux avec qui je parle de Tchernobyl ont envie de philosopher », p. 135 – sont ceux qui n’ont pas, ou pas encore, laissé la vie dans la catastrophe.
Sauf que Tchernobyl, contrairement à la Shoah, demeure un accident, qui n’a donné lieu à aucun procès d’envergure – je crois que seuls quelques faire-valoir ont été jugés. Peut-être est-ce cette question de la responsabilité qui a poussé l’auteur à écrire : « Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur » (p. 33).