Le langage permet, au même titre que la littérature, de sillonner des contrées méconnues. D’un côté de l’Oural, le nucléaire était porteur d’avenir, de modernité…puis vinrent les doutes, les demandes de retrait et la recherche d’alternative crédible et viable. De l’autre côté, le nucléaire était surnommé le travailleur pacifique.


Tchernobyl. Une ville ayant "baptisé" bien avant l’heure le principe de naming. Nul besoin de situer la ville, le pays (localisation facilitée durant toute la deuxième partie du XXème siècle)…Tchernobyl se résume à une centrale nucléaire ayant été enfouie.


Si en France, on retient ce fameux nuage radioactif qui n’aurait pas traversé les frontières hexagonales, La Supplication propose un point de vue plus terre à terre. La forme laisse à penser que l’on "lit" un documentaire. En privilégiant la compilation de témoignages, Svetlana Alexievitch s’affranchit de tentations : celles de s’approprier l’histoire d’autres, d’en manipuler l’impact, l’issue et en travestir les conséquences. Il ne s’agit pas de retenir les noms des témoins, de s’identifier à un comportement, un acte ou à la destinée d’un protagoniste. La Supplication révèle l’indicible, met en exergue des oubliés.


Et les confessions ont un avantage : celui de ne pas instruire à charge de manière gratuite. Les redondances n’ont pas valeur d’argument décisif mais illustrent des peurs protéiformes, des doléances teintées de fatalisme et d’ironie. Plus qu’une condamnation unanime d’un système politique, loin de l’étude comparative, La Supplication donne juste la parole. Plus que de la libérer, l’auteur s’efface et grave sur papier les souvenirs, les défunts et les désillusions d’un peuple.


En comparant cette année 1986 à la Convention française à son paroxysme, un témoignage (parmi tant d’autres) souligne les contours d’un système où la frayeur galvanisait et terrorisait. Au lieu de céder à des syllogismes et autres raccourcis, ce témoignage (comme l’ouvrage) délivre un regard sur la déliquescence du système soviétique. Soit autant de clés au moment de faire l’inventaire, le bilan et mettre en perspective ce régime. Cette dévotion aveugle au Parti, cette unité qui tend in fine à l’abscon, cet excès de zèle du peuple par rapport à la discipline du Parti sont autant de termes "familiers" lorsqu’on évoque la chute de l’URSS. Mais en se mettant à hauteur de l’individu, en émancipant en quelque sorte le je de chacun des témoins, Svetlana Alexievitch abat un travail considérable. Non pas dans la reconnaissance de ces victimes mais dans leur "acceptation". Evoquer est donc un préalable pour mieux cerner, comprendre et assimiler l’étendue des dégâts.


Aussi, au moment d’évoquer cette catastrophe, le terme « invisible » semble le plus approprié. Car cette menace de "l’ami" nucléaire n’était pas forcément visible. Au-delà des mesures (impossibles tant la radioactivité était élevée…et le matériel obsolète), des radiations (certes visibles selon les endroits au niveau agricole) et bien avant les 1ers symptômes médicaux, l’impact de la catastrophe n’était pas perceptible par la population. Pourtant, la terre, comme l’eau et les aliments étaient contaminés. Idem au niveau des référents : Kolkhoze comme antenne local jusqu’à Gorbatchev, les témoignages corroborent cette notion de contrôle, de caractère temporaire de la situation. Plus que de constater l’absence de transparence, cette dépréciation a autant de raisons que de témoignages dans ce livre. On peut citer ainsi, le refus d’accueillir les contaminés, l’incapacité (matérielle, logistique voire scientifique) de définir exactement la nature du mal, l’interprétation d’un tel échec tant pour les partisans que pour les détracteurs du modèle soviétique. A ce titre, l’ouvrage creuse des pistes de réflexion qui vont au-delà des postures faciles de condamnation et de désignations des fautifs.


De fait, cette compilation n’est ni hagiographique ni pamphlétaire. Elle propose non pas de prouver par l’exemple mais d’évoquer les destins d’anonymes. Par ce truchement, l’auteur accoure vers ces individus qui ont pris l’habitude des mobilisations extraordinaires tant ils ont été tributaires lors des derniers conflits et dans l’érection du bloc soviétique. Cet effacement au profit d’une cause dont l’ampleur et la gravité ne leur seront jamais révélées estomaque. Quelle que soit la prime proposée, cette absence relative de rébellion, ce désir de ne pas démentir les épithètes inhérents à Stakhanov suscite débats et interrogations chez les témoins.


Dès lors, retourner une terre contaminée, recouvrir cette dernière par de la terre, acheter des denrées plus cher en excluant délibérément l’impossibilité que celles-ci soient radioactives, engloutir 1 L de vodka (au mieux, sinon tout autre liquide à forte teneur en alcool) à l’issue des journées de travail pourraient être des exemples, des arguments en (dé)faveur d’un système, d’un protocole de sécurité désuet, des termes emphatiques symptomatiques de la prééminence de l’émotionnel sur le tout. L’ensemble du livre prouve pourtant le contraire : ce "catalogue" est certes livré sans fard mais il verbalise avec pudeur une souffrance enfouie et ancienne. Et donc de défalquer tout caractère oiseux pour se concentrer sur le caractère humble de la supplication : des témoignages simples, graves, circonstanciés, modestes même si traversés par des visées revendicatives.

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le 29 mars 2016

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RaZom

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