Le génie de Chrétien de Troyes semble s'être construit par strates: après avoir montré sa maîtrise de l'octosyllabe à rimes plates, et celle de la concision de français de son temps - ce qui permet à ses textes d'être aussi bien lus que récités à haute voix, scandés ou chantés -, après avoir mis en scène les valeurs de la chevalerie, après avoir amorcé la construction de l'éthique courtoise, après avoir montré sa virtuosité à exposer longuement, subtilement, et sans lasser , les débats psychologiques intimes de tel ou tel personnage - spécialement dans le domaine amoureux -, le voici qui entreprend d'approfondir le thème courtois: le chevalier doit tout à sa Dame, y compris la perte de sa réputation; de fait, Lancelot hésite à peine avant d'accepter de monter dans la charrette d'infamie (ce qui le fait ressembler à la victime de quelque Carnaval antique), il est enfermé plusieurs fois, il se blesse sérieusement au passage du Pont de l'Epée, il doit subir l'indifférence - provisoire - de la Reine qu'il sauve.
De plus, Lancelot doit assumer les accusations d'adultère - au moins sont-elles justifiées ! On l'a comparé à un Christ venant sauver l'humanité. Mais le thème religieux n'est pas encore très insistant dans ce roman.
Là où Chrétien de Troyes rajoute du génie, c'est dans l'organisation du temps du récit: Lancelot est inconnu et anonyme pendant la première moitié du récit, et c'est au milieu géométrique du récit que son identité est révélée: Lancelot du Lac (vers n° 3660 sur 7112). Gauvain s'efface alors.
Par ailleurs, après maintes tribulations, Lancelot obtient l'amour de la Reine au bout du neuvième jour du récit. Comment ne pas voir un sens chrétien dans cette "neuvaine", dont je recopie ici la définition donnée par Wikipédia : "Une neuvaine (du latin novem, neuf) est dans l'Église catholique une dévotion privée ou publique de neuf jours, destinée à obtenir des grâces déterminées. Tandis que l'octave a un caractère joyeux et plus festif, la neuvaine combine le deuil et l'espoir, elle est empreinte de soupir et de prière. « Le chiffre neuf dans l'Écriture sainte marque la souffrance et le chagrin » (Saint Jérôme). Derrière le deuil, il y a toutes les épreuves subies par le chevalier.
Ainsi, le "Lancelot" engage malgré tout la christianisation de la chevalerie, sans discourir excessivement sur la religion elle-même. Chrétien de Troyes joue sur les rythmes, la temporalité, les images, et ce qu'il sait faire passer tout en le maintenant dans le domaine du non-dit explicitement est à la fois ce qui l'éloigne de nous et fonde la richesse de son art.