Un énième livre sur la crise d'adolescence et la difficulté de trouver sa place dans un monde d'adulte ? Assurément. Une fable sur le rejet de l'autorité paternelle et le désir d'émancipation de la cellule familiale ? Certes. Un conte philosophique qui délivre une morale de sagesse et d'élévation spirituelle ? Aussi. Mais voilà : peu importe la banalité du sujet tant qu'il y a le maître. Et l'art de Calvino ne fonctionne pas comme un tour de passe-passe ; c'est un art complet, engageant, inspiré.
D'autant qu'il serait très injuste de ne pas mentionner l'élément d'intrigue qui fait en réalité toute l'originalité du livre de Calvino : Cosimo Piovasco di Rondo, le protagoniste de l'histoire, fils du baron Arminio Piovasco di Rondo, n'est pas seulement un enfant qui dit non ; il est l'enfant qui s'en est allé vivre sa vie dans les arbres. Absolument : un soir que le repas familial s'était une nouvelle fois transformé en guéguerre interne – « je ne mangerai pas de vos escargots, mon père ! » –, un basculement se produit, une rupture radicale dans le cours d'une vie, ou comment le râle d'un enfant se transforme soudain en tsunami qui bouleverse tout le paysage. Cosimo, 12 ans, toutes ses dents et toute sa tête, s'enfuit, claque la porte, monte dans sa chambre, insulte le monde entier... pas vraiment. Il s'enfuit bien, mais au sommet du chêne le plus proche du domaine familial. Cette révolution n'est ni une Terreur, ni un nihilisme. C'est là tout le miracle de cet acte fondateur : il est une mise en danger directe du sujet qui le produit, en même temps que le désarçonnement définitif de ceux qui en sont les spectateurs – « je ne redescendrai plus ! ». Et il n'est plus jamais redescendu.
L'enfant ne fait pas que du boudin. Malgré les bien attendues récriminations du père, de la mère, du frère, des voisins, etc., Cosimo tiendra bon jusqu'à la fin de l'histoire. C'est alors que naît le roman, dans l'éclosion inattendue d'un être exceptionnel (et il n'aura fallu qu'une page !).
Et le miracle est complet. Car ce que Cosimo découvre, ce n'est ni l'amertume d'une explosion déraisonnable de colère injuste, ni le traumatisme de la punition (bien qu'il ait déjà abondamment goûté aux deux) : c'est un nouveau Monde. Pour lui et pour tous les autres. Une découverte sans précédent dans l'histoire des hommes, que seuls quelques autres êtres de fiction avaient tentée avant lui – mais la figure de Tarzan est empreinte d'une dimension animale et sauvage que n'adoptera jamais véritablement celle de Cosimo. Un nouveau Monde, donc, et d'abord un nouveau territoire à explorer : la région d'Italie qui sert de cadre à l'histoire est largement arborée, au point qu'on puisse la parcourir en entier de branche en branche, quelle aubaine ! Un nouveau Monde, fait de sensations forcément nouvelles : chaque arbre possède ses propres spécificités, sa propre ambiance, ses avantages et ses périls ; on ne se défend pas d'une pluie dans les arbres comme sur terre. On ne dort pas non plus dans un lit douillet. Un nouveau Monde très particulier enfin, parce qu'il présente une caractéristique singulière : il est comme inclus dans le nôtre. Ce n'est pas une terre lointaine, c'est un étage supérieur.
Le monde arboré offre donc bien plus qu'un nouveau « lieu » : une nouvelle manière de voir la Terre et les hommes qui la peuplent, et de se faire voir par eux. Les règles de la société en sont
complètement bouleversées : il fricote avec les voisins, ennemis jurés de son paternel, traîne avec des voyous maraudeurs... mais d'ailleurs, n'est-il pas devenu voyou à son tour ? Malgré la superbe aristocratique qu'il conserve en toutes circonstances, on en doute au début. Il tape la discute avec les paysans qui ne récoltaient normalement que sa parfaite indifférence ; livre un butin à de pauvres hères qui vivent dans l'ombre des grandes demeures d'Ombrosa. Le monde est sens dessus-dessous. Il ira jusqu'à s'acoquiner avec des fous à lier... mais d'ailleurs... lui-même...
Le frère, narrateur de toute l'histoire, demeurera, depuis les premières minutes de l'événement et à jamais, interloqué par cet acte sans précédent. Il raconte, essaie de comprendre, vient en aide lorsqu'il le peut, mais il n'arrivera jamais à renouer cette empathie fraternelle et instinctive que possèdent souvent les jeunes membres d'une famille. Cette mélancolie de la distance vibrera durant tout le récit. C'est que la frontière que Cosimo a franchie le rend inaccessible : il restera jusqu'à la fin celui qui a passé le cap, qui a vu l'envers des choses, et gardera avec lui, jusqu'à la fin encore, un secret compréhensible par lui seul. Ce comble de l'isolement, Cosimo l'a toujours inconsciemment désiré. Peut-être également que son acte était en partie guidé par un orgueil démesuré. Cosimo va tuer, rompre des liens, enchaîner des conquêtes, aimer à la folie. Le récit de Calvino n'est pas lisse, sa morale n'est pas évidente, encore moins explicite. Comme dans tous ses récits, ce que l'on retient d'abord, c'est la fulgurance de l'idée initiale, la fraîcheur existentielle qui en découle, le don du récit (il est aussi saisissant dans la narration que dans la description) qui le place parmi les grands romanciers de notre temps. Et la force de l'image : après le « vicomte pourfendu » et le « chevalier inexistant », le « baron perché » fait désormais partie des figures qui comptent dans l'imaginaire de ceux qui ont eu la chance d'être touché par la grâce de l'italo Calvinien !