Ce court roman japonais est un document très révélateur portant sur la dure condition des travailleurs sur ces bateaux-usines tels qu’ils existaient. Une lecture éprouvante mais révélatrice de la qualité d’écriture de son auteur, Kobayashi Takiji, qui nous immerge vraiment dans cet univers impitoyable.


Kanikōsen (titre original) date de 1929 (première parution dans une revue) et décrit de façon particulièrement réaliste la vie sur le Hakkô-maru, bateau de pêche (au crabe) en mer d’Okhotsk (dans l’océan Pacifique, au large du Kamtchatka). Il relate une véritable compétition entre l’Union soviétique et le Japon qui revendiquent tous deux l’exclusivité de cette zone de pêche, prétexte tout trouvé pour mener la vie dure à tous ceux, plusieurs centaines de personnes en tout, qui s’activent à bord du Hakkô-maru, dont beaucoup de pauvres garçons d’à peine 14-15 ans. La dureté de la vie menée sur ce bateau est symbolisée par l’action au jour le jour de l’intendant Asakawa, seul personnage désigné par son nom. Pour être tout à fait exact, un autre nom apparaît, celui d’un des travailleurs, mais seulement après sa mort. Asakawa fait donc régner la terreur dans les esprits, au point que des velléités de révolte apparaissent au sein de l’équipage, car la tension monte de jour en jour. L’autre point symbolisant la dureté de la vie à bord du Hakkô-maru, c’est l’expression « le merdier » utilisée pour désigner l’espace de vie partagé par les travailleurs dans les flancs du bateau (basé à Hakodate, le Hakkô-maru part pour plusieurs mois), qui laisse entendre naturellement que les hommes ne pensent qu’à s’allonger pour tenter de trouver un peu de repos réparateur, lorsqu’ils y descendent. On imagine très bien le peu de soin qu’ils trouvent le courage et la force d’y consacrer, la saleté et le désordre s’y accentuant jour après jour. La déshumanisation vient aussi du peu de contacts avec les familles (un courrier de temps en temps, à tel point qu’on pourrait se croire en temps de guerre).


Un système


Kobayashi n’hésite pas à faire comprendre que la situation catastrophique à bord du bateau-usine est le résultat d’un système qui profite à quelques investisseurs, au détriment de tous ceux qui s’échinent à bord, ce que l’État et l’armée contribueraient à favoriser (le roman date de 1929 année du… krach boursier à New York). Bien entendu, la déshumanisation vient de la dureté des conditions de travail (accompagnée de véritables actes de violence, voire de barbarie) et contribue à annihiler les volontés, mais l’auteur nous fait sentir que cela ne peut pas fonctionner au-delà d’un certain point. Si la direction y va trop fort, les débrayages ponctuels (en réalité, davantage des ralentissements pratiqués en douce) pourraient dégénérer en véritable révolte.


Une solution


Les 10 chapitres (plus un appendice) enchaînent les péripéties, entre tout ce qui se passe en mer (dont les maladies), les variations extrêmes des conditions météo et les risques de la pêche elle-même puisqu’elle se fait à bord de petites embarcations descendues depuis le Hakkô-maru, mais aussi les discussions qui permettent même d’évoquer des souvenirs. Enfin, l’insupportable condition des travailleurs fait apparaître une solution possible, le syndicalisme, moyen de fédérer ces hommes soumis à une forme d’esclavagisme. Ce roman-témoignage est donc d’une belle richesse en plus d’être particulièrement émouvant.


À noter


Le Bateau-usine a été interdit au Japon dès sa parution, pas seulement parce que l’Empereur s’est senti insulté par un détail, mais plus généralement parce que le Japon était en pleine vague de répression. Kobayashi écopa de six mois de prison et n’en sortit que pour rechercher la clandestinité. Le 20 février 1933, il est arrêté pour son appartenance au parti communiste japonais et meurt le même jour au commissariat, probablement sous la torture. Issu d’un milieu modeste, l’écrivain avait réussi comme employé de la Banque du Défrichement de Hokkaidô, avant de perdre cet emploi suite à ses premiers écrits engagés. Le Bateau-usine a été traduit dans de nombreuses langues, mais assez tardivement (2009) en français. Il connut une deuxième carrière lors de son édition de 2008, de nombreux étudiants japonais y trouvant un écho à leur condition de l’époque.


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

Electron
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le 9 janv. 2023

Modifiée

le 9 janv. 2023

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