Œuvre composite, pétrie de multiples influences, atypique dans sa structure comme coulissante et sans cesse renouvelant les enjeux pour ses protagonistes, ce roman de Robert Margerit, auteur français du XXe siècle connu peu ou prou par l’éloge qu’en fit Gracq dans plusieurs de ses écrits critiques, déroute et ensorcelle par son souffle de mystère et de perversité, sa langue riche, précise et non moins splendidement aérienne, qui confère au récit une agréable volatilité.


Le Château des Bois-Noirs emprunte à plusieurs romans du XIXe siècle, Le Lys dans la Vallée en tête : il reprend de ce dernier la relation amoureuse impossible entre Félix et Mme de Mortsauf, transfigurée en une sorte d’amour platonique aux conséquences délétères. À Poe aussi, pour retranscrire à travers le domaine de la Vernière, en totale déréliction, l’impression d’une « maison tueuse d’hommes », à la manière de celle décrite dans La Chute de la maison Usher. Domaine fantomatique, hanté par l’histoire et ses spectres sanglants, instillant dans le cœur de ses occupants cette asthénie que tout, des jardins laissés à l’abandon jusqu’aux plafonds pourris et aux façades lézardées, vient rappeler dans son horrible ubiquité.


Comment enfin ne pas penser à Julien Gracq, admirateur de Mont-Dragon, dont on comprend aisément qu’il ait reconnu en Margerit une sorte de frère en littérature. Dès les premières pages et cette description inquiétante de l’arrivée d’Hélène en campagne auvergnate, la préfiguration du drame à venir est on ne peut plus complète, évidente, à la manière dont elle sourd dans Le Rivage des Syrtes, ou, de façon encore plus évidente, dans le Château d’Argol.


On retrouve avec celui-ci des similitudes dans la description du « château » des Dupin. Son rapport à la fois symbiotique et obsidional avec la nature qui l’environne, nature qui ne semble pas avoir changé depuis des temps immémoriaux, depuis l’époque du « désert » des huguenots et celui des jacqueries de l’Ancien Régime. Nature au sein de laquelle Hélène, l’héroïne, chemine à plusieurs reprises dans une sorte de pèlerinage lourd de sens, où tout autour d’elle constitue comme un enchevêtrement sémiotique complexe qui lui appartient (ou non) de déchiffrer.


Successivement roman d’apprentissage, thriller psychologique, histoire d’amour et polar, Le Château des Bois-Noirs se joue de toute catégorisation littéraire arrêtée. Il conserve cependant, par la grâce de sa langue, visuelle et évocatrice, par la richesse de ses descriptions et le vif avec lequel sont peints les psychologies de chaque personnage, la grandeur de vue des livres d’exception. Voilà un auteur qui exploite à fond les ressources offertes par le narrateur omniscient, afin de construire des personnalités complexes, qui dépassent les seules bornes de leur apparence physique, et ainsi leur offrir une profondeur insoupçonnée, tout à fait remarquable. Toutes les individualités vivent, bougeottent, cherchent à se faire une place au sein d’un monde à cheval entre la modernité galopante et une ruralité désuète et arriérée. Dans quel but ? C’est ce que semble interroger Margerit tout du long, incapable d’y apporter une réponse arrêtée, hormis peut-être à la toute fin.


Et que dire enfin de ce goût inné pour la prédiction, pour le signe augural placé délicatement sur l’un des murs de la bâtisse familiale, annonciateur du crime et des malheurs ? C’est une armure qui luit dans le sombre de la pièce mal éclairée, une abeille qui pénètre dans l’antique bibliothèque et vient se heurter par trois fois aux fenêtres, un groupe de corneilles qui prend son envol et traverse de gauche à droite l’asphalte noir et strict d’une route, le soc d’une charrue flanquée au mur de la grange qui évoque le tranchant d’un couperet…


Que de non-dits ô combien parlants, de mots imprononcés qui suintent pourtant à travers les nœuds de chaque planche de bois… C’est le rejeu de la tragédie classique que met finalement en scène Margerit dans l’auguste bâtisse des Dupin. Genre littéraire aux codes langagiers robustes, susceptibles d’amener au détour d’une phrase le quiproquo funeste et mortel. Structure immuable, sous-terraine, oubliable mais toujours présente, en sous-main, prête à sauter à la gorge de celui ou celle qui, pensant maîtriser ses passions, ne contribue en fait qu’à les décupler, imperceptiblement… « Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire » faisait dire le Maître de Port-Royal…

grantofficer
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le 10 févr. 2022

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