Se plonger dans « Le comte de Monte-Cristo » a quelque chose de presque dangereux : à mesure que l’on progresse dans le livre, celui-ci devient de plus en plus passionnant, et il est ainsi impossible de se soustraire à la fascination dévorante qu’il exerce. On ne souhaite plus qu’une chose : connaître la suite, là, maintenant.
Ce qui en dit long sur l’extraordinaire capacité qu’a Alexandre Dumas à rendre incroyablement vivant et intriguant un monde entier avec sa plume.
Le roman débute en 1815, le jour où Napoléon Bonaparte s’embarque de l’île d’Elbe pour la France et ses cent derniers jours de règne. Contrairement aux « Trois Mousquetaires », l’œuvre située dans un contexte contemporain de l’époque de Dumas lui-même. Edmond Dantès, un marin de faible extraction que rien ne prédispose à la grandeur, et qui n’aspire d’ailleurs qu’à mener une petite vie paisible avec son père qu’il admire et sa fiancée qu’il adore, débarque avec son navire à Marseille, où il doit se marier. La jalousie, la cupidité et la lâcheté de soi-disant "amis" en décidera toutefois autrement, et le condamneront à disparaître dans les profondeurs du sinistre Château d’If.
Des années plus tard, la figure magnifique et presqu’omnipotente du comte de Monte-Cristo refait son apparition parmi les mondains parisiens, à la tête d’une fortune fabuleuse et investi d’un devoir de vengeance, de justice, quasi divin.
Le roman est découpé en quatre parties – Marseille, le Château d’If, l’Italie, Paris – à l’équilibre admirable et qui également preuve d’une montée en tension graduelle. Chacune d’entre elle participe à la construction du personnage et constitue une étape logique de sa progression. Elles disposent, enfin, d’un thème et d’un style unique qui leurs confèrent une identité propre.
L’épisode fondateur, la partie qui est au cœur du roman et, par certains égards, l’une des plus marquantes, est celle du Château d’If. Celle-ci est consacrée à la longue captivité d’Edmond Dantès dans les geôles infernales de la lugubre prison, et s’articule donc autour des thèmes de l’enfermement et de la solitude. Si Dumas détaille très bien les affres de la vie de cachot et l’état d’esprit du prisonnier condamné à y pourrir indéfiniment (basculement vers la folie, tentation du suicide, le fol espoir de l’évasion), le livre gagne en profondeur avec l’introduction de l’abbé Faria. Ce qui était jusque-là un roman de prison se pare des atours du roman d’apprentissage. Père de substitution, l’abbé va transmettre tout son savoir à son malheureux camarade de prison, transformant le garçon intelligent, mais ignorant, en véritable homme du monde aux savoirs illimités. Le tout s’orne d’une multitude de détails sur les techniques de communication des deux prisonniers, sur les artifices ingénieusement déployés par Faria pour assurer sa postérité et sur les projets d’échappatoire ébauchés dans l’humidité et le froid du donjon.
Ceci n’est que le début ! Dumas s’ingénie à rendre chaque étape de son roman plus intéressante encore que la précédente, développant des personnages originaux aux caractéristiques bien détaillées. Avec son style inimitable, il parvient à décrire de façon vivante et réaliste tous types d’environnements et de situations avec une économie de mots remarquable, de sorte que, au vu de la densité du roman, le nombre de péripéties fasse tourner la tête.
Le ton du roman est très sombre ; il s’agit après tout de l’histoire de la vengeance d’un homme auquel on a tout pris. Le comte de Monte-Cristo lui-même – dont le nom possède une sonorité tout christique – est une figure dont les pouvoirs, vraisemblablement illimités, lui viennent d’un Dieu terrible qui pourchasse les coupables d’une justice aveugle et implacable. Les écueils que l’on pourrait craindre dans ce genre d’histoire – une certaine complaisance ou un appel aux bas instincts de l’humain – ne se retrouvent pas ici. Au contraire, Dumas traite son sujet avec beaucoup de sobriété, illustrant en particulier le côté singulièrement sanglant et brutalement aveugle du déchaînement de violence qu’entraîne le talion.
Plus simplement, « Le comte de Monte-Cristo » est un roman qui fait rêver et voyager lorsque Dumas s’ingénie à décrire les richesses d’un Orient fantasmé, l’activité bourdonnante de la ville éternelle et l’atmosphère parfumée des boudoirs parisiens, un roman qui fait trembler de rage et de terreur face à l’injustice terrible subie par Dantès et à l’horreur de quinze années de prison, un roman enfin, où l’en vient à en plaindre les méchants, qui, s’ils l’avaient mille fois mérité, souffrent cruellement du châtiment d’une justice pire que la mort. Peuplé de personnages captivants – dont une fille de bonne famille qui refuse le destin que lui rêvaient ses parents (un mariage arrangé pour de l’argent), veut se faire artiste et qui entretient avec sa professeure de chant une relation qui laisse peu de place à l’imagination, pas mal pour 1845 ! – et possédant un style unique, « Le comte de Monte-Cristo » fait partie de ces œuvres magnifiques que l’on dévore de bout en bout et qui s’achèvent bien trop tôt, laissant place à un sentiment mitigé, partagé entre l’ivresse de la découverte d’un livre parfait et l’amertume de l’avoir trop vite terminé.