Les œuvres d'art uniques, sans êtres rares, ne se trouvent point sous le pas d'un cheval (je le sais, j'ai essayé). On trouve quantité de bons travaux, de livres bien écrits, de tableaux peints avec soin, de films adroitement réalisés, mais peu d'entre eux sont uniques.
« Que le lecteur se lève ! » dirait alors le psalmiste pastiche, pour lui faire demander en quoi consiste l'unicité d'une œuvre. Eh bien c'est simple cher lecteur déifié : il s'agit d'un travail qui ne ressemble peu ou prou qu'à lui-même, que l'on ne pourrait confondre avec un autre (ou très difficilement) ; qui du moins, dispose dans sa constitution, de manière plus ou moins visible, d'un élément dont le semblable ne se trouvera pas ailleurs. Un peu comme T.E. Lawrence : « Nous ne verrons jamais plus son pareil » (Winston Churchill).
Le Comte de Monte-Cristo est de celles-ci : une œuvre unique en son genre.
L'on pourrait s’appesantir des heures durant sur ses qualités littéraires et narratives. D'autres le firent déjà, et bien mieux que le rêveur créatif ci-écrivant. De plus, il n'est pas dit que ces qualités font la rareté dudit objet de cette critique.
Aussi en soulignerais-je seulement deux aspects importants, qui n'en sont peut-être qu'un seul.
D'abord, c'est l'histoire de vengeance par excellence. Tout y est. Un héros frappé et offensé, qui va mettre en œuvre une terrible vengeance.
Edmond Dantès est un homme qui a tout perdu, par la faute d'un quarteron de jaloux et de complices. Ayant tout retrouvé, fors l'amour, il va mettre tout en œuvre pour récompenser les bons et punir les méchants.
Il est déjà remarquable qu'il commence par les bons. C'est assez rare dans une histoire de vengeance. Imaginez Maximus commençant par remercier la fille de Marc-Aurèle pour sa loyauté envers ce dernier.
De plus, alors qu'on pourrait imaginer que Dantès allait se contenter de faire tuer ses ennemis, il n'en fait rien. Chacun sera au contraire puni là où il a péché. Qui n'a pas été fidèle sera frappé dans le dos par son ami ; qui l'a calomnié tombera par la calomnie ; qui s'est enrichi aux dépends de la vérité finira ruiné ; qui a été injuste perdra injustement tout.
Cette dernière partie du programme est évidemment la plus jouissive. La fourbe ingéniosité des stratagèmes mis en œuvre par le Comte ne peut manquer de réjouir les lecteurs, d'autant plus qu'ils se font à l'encontre de personnes qu'ils ont appris à détester. Les méchants semblent en effet très méchants, sans nuance ou si peu. Leur punition est méritée, leur déconfiture nous ravit, leur chute nous comble.
Enfin... pas tout à fait.
Parce que si le Comte de Monte-Cristo est l'oeuvre fondatrice du genre « Revenge Story », elle est aussi celle qui en sape les fondements.
Notre héros, en accomplissant sa terrible et implacable vengeance, n'en retire rien, sinon un sentiment d'avoir été injuste. Si ses ennemis ont été dispersés, les justes n'en jubilent pas pour autant. Au contraire, ils semblent avoir été les victimes collatérales de l'oeuvre du Comte. Ainsi en est-il du jeune fils de Villefort. La dantesque machination mise en œuvre dans le roman ne semble pas porter de fruits. S'étant cru la main de Dieu, le Comte il se rend compte à l'issue de sa vengeance que celle-ci est diabolique. Ses ennemis, avaient du sang sur les mains ; mais lui-même s'aperçoit que les siennes sont plus sales encore. Par sa faute, des innocents sont morts, des vies ont été brisées ; les méchants eux-mêmes méritaient-ils un tel châtiment ? Indéniablement, leur crime est odieux ; mais l'est-il davantage que n'est horrible leur sort ?
Plus encore, elle est contre-productive : le Comte ayant tout perdu, il ne regagne rien, pas même un sentiment de victoire ou de devoir accompli. Au contraire. Une sorte d'horrible dégoût saisit Dantès, qu'il dissimule difficilement, et justifie moins bien encore.
Là se trouve peut-être une leçon, non seulement sur le Comte, non seulement sur le genre, mais sur la notion même de vengeance, que le roman assimile explicitement au fait de prendre la place de Dieu (que l'on soit chrétien ou non n'y change rien). Dantès affirme en effet (jusqu'à un certain point du récit) que son action est guidée par Dieu. Mais la fin du roman montre qu'il n'en est rien, car son action est pire encore que le mal de ses ennemis. De ce point de vue, on pourrait lire ce pavé comme une méditation sur la parabole du bon grain et de l'ivraie. Il n'est pas sans danger de vouloir supprimer le mal lorsque l'on n'est point Dieu : le bien lui-même en pourrait souffrir, et pas qu'un peu.
Accablant n'est-ce pas ?
Heureusement, Dumas laisse ouverte une porte de sortie : le pardon. En définitive, prenant au sérieux et au pied de sa lettre la demande du Pater, Dantès pardonne, ayant besoin lui-même d'être pardonné. De ce point de vue, lire le roman comme une œuvre (relativement) chrétienne n'est pas forcément malvenu...
Dans tous les cas, cette solution, ajoutée aux points présentés ci-dessus contribue à faire de l'oeuvre de Dumas celle qui, tout en fondant un genre, le détruit en rendant inintéressant son moteur. Pas mal pour un seul ouvrage...
Voici donc, entre autres choses, ce qui fait du Comte de Monte-Cristo, un bijou incontournable de la littérature française, issu du roman populaire (et tant mieux) mais en étant l'un des sommets, parsemés parfois de certaines lourdeurs dues au romantisme de Dumas et à son engagement bonapartiste, mais qui n'entachent en rien le plaisir d'une lecture que le rêveur espère proche, cher lecteur, tant pour vous que pour lui.