V. naît dans les années 70, d’un père aux abonnés absents et d’une mère un peu allumée qui travaille dans l’édition.
Adolescente, elle rencontre l’écrivain Gabriel Matzneff lors d’un dîner réunissant différents illustres noms du monde littéraire. Lui a 50 ans, elle 13. Il est connu et encensé par l’intelligentsia parisienne pour ses écrits dans lesquels il défend son goût pour les jeunes gens et relate ses relations sexuelles avec des mineurs (principalement des jeunes filles vierges, lycéennes et des enfants philippins prostitués, qu’il « chasse » lors de voyages à Manille) tous sont, selon lui, consentants et brûlants de désir pour sa personne.
Ayant manqué toute son enfance de reconnaissance paternelle, V. tombe très vite dans le piège et se laisse séduire par l’écrivain qui la harcèle de lettres quotidiennes et l’attend à la sortie de l’école dès le lendemain de leur rencontre.
Leur relation tombe sous le coup de la loi mais le statut d’écrivain semble protéger Matzneff de toute intrusion judiciaire dans sa vie privée. Alors que certains amis de la mère de V. s’interrogent sur la légitimité d’un couple formé par un homme de 50 ans et d’une si jeune adolescente, sa propre mère ne s’en émeut pas véritablement et juge sa fille suffisamment mature pour vivre cette histoire.
Lors d’un enregistrement de l’émission Apostrophes où Bernard Pivot et les autres invités s’amusent du palmarès de jeunes « conquêtes » de Matzneff, seule Denise Bombardier, présente sur le plateau, ose dénoncer l’impunité de l’écrivain pédocriminel. Elle explique qu’au Canada, la loi interdit de tels agissements. Alors qu’elle semble être la seule à se soucier du sors des mineurs abusés par Matzneff, elle sera considérée comme une puritaine réactionnaire et injuriée. Rien d’étonnant à cela car l’époque post soixante-huitarde est encore trop imprégnée du « jouissons sans entrave ».
La révolution sexuelle de 68 avait ceci de pervers que dans l’injonction même de « jouir sans entrave » était contenue la négation de la volonté de l’autre: que « l’autre » quelqu’il soit (femme, homme, mineur ) ne soit pas un obstacle à ma jouissance. La notion de consentement est alors totalement absente du débat de société et il est dès lors parfaitement logique qu’un homme adulte qui sodomise des mineurs à peine pubères et qui en fait étalage dans ses romans, faisant ainsi l’apologie d’actes de pédophilie, soit publié et son travail, récompensé par des prix littéraires. Sans oublier que dans les cercles intellectuels, défendre l’indéfendable est une posture prisée car elle permet d’affirmer une certaine originalité.
Il faut croire que l’artiste appartient à une caste à part, qu’il
est un être aux vertus supérieures auquel nous offrons un mandat de
toute-puissance […], une sorte d’aristocrate détenteur de privilèges
exceptionnels devant lequel notre jugement, dans un état de sidération
aveugle, doit s’effacer.
Vanessa Springora, en relatant son histoire avec beaucoup de distance, établis très clairement la distinction entre un viol et le triple abus (sexuel, littéraire et psychique) dont elle a été victime après être tombée amoureuse de ce prédateur sexuel.
Si on peut reprocher à ce livre un certain manque littéraire (probablement dû à sa nature de témoignage) j’ai toutefois trouvé la narration très honnête, précise et assez bien structurée.
Vanessa Springora nous livre une oeuvre importante dans le combat pour libérer la parole des victimes. Son récit invite à nous interroger sur la liberté de création et pose, une fois de plus dans le courant de l’Histoire, la question « faut-il séparer l’homme de l’artiste » ?