Dans son livre sur le genre policier, paru en 1925, Siegfried Kracauer notait que l'image renvoyée par les romans policiers avait quelque chose d'effrayant.
Elle montre un état de la société où l'intellect sans attaches a conquis sa victoire finale; une coexistence et une confusion purement extérieures des personnes et des choses qui paraissent ternes et déconcertantes parce qu'elles défigurent jusqu'à la caricature la réalité artificiellement éliminée.
L'intellect omniprésent, la désincarnation totale des personnages (ou des individus), l'indifférence à la spécifité des lieux et des cultures, une soumission presque totale de la volonté de chacun à la pure logique d'un détective tout puissant : voilà bien ce qu'on trouve dans ce célèbre roman de Christie, apprécié pour son intrigue serrée et son dénouement étonnant.
La logique et le raisonnement sont le moteur et la réalité du roman. Son univers, ses personnages, ses objets y sont complètement soumis, comme les rouages d'une mécanique aveugle. Personne ne s'enfuit dans ce livre. Personne ne trouble Hercule Poirot. Personne ne le surprend. Tout le monde répond à ses ordres bien poliment. Il est comme un enfant qui s'amuse avec des figurines qu'il a retrouvées en désordre et qu'il essaye non sans perversité de remettre en place ("Voilà un cas des plus intéressants")
On pourrait dire, d'un certain point de vue, qu'il ne se passe rien. En effet, il n'y a pas "d'événements", au sens de situations naturelles qui mettent les personnages face à l'impossible, face à leur bêtise, face à leur insuffisance, face à l'inconnu. C'est un monde mort où la neige tombe pour agrémenter un puzzle, où les mensonges se succèdent seulement pour étoffer un problème, où la vengeance n'est qu'une explication rationnelle et non pas une passion humaine. Un univers de meurtres tués dans l'oeuf, dépourvus de violence, de rage et d'irrationnalité.
C'est un monde où on finit toujours par trouver la solution. Il n'y a pas d'impasse. Toute obscurité est vouée à disparaître. Les mobiles, les intentions, les raisons doivent forcément devenir évidentes. C'est un monde sans folie, où même le pire des criminels agit comme s'il rédigeait un traité de géométrie.
C'est également un monde sans extérieur. On ne sort pas du train. Et personne n'y entre.
Tout le monde est suspect, tout le monde est douteux, tout le monde ment. L'affaire scabreuse avec laquelle certains des personnages entretiennent un lien est plutôt caricaturale, avec une exagération de morts et de sang qui aujourd'hui paraitrait dans un tabloïd vulgaire et qui, bizarrement, ne résonne pas du tout avec l'aspect froid et robotique des suspects.
Le lecteur ne peut pas vraiment participer à l'enquête. Il peut s'y amuser, mais des éléments cruciaux ne sont révélés qu'à la fin, à coup de pirouettes parfois extravagantes de Poirot.
Tous les faits sont aperçus depuis la tour d'ivoire de Poirot. Il est comme l'oeil de Big brother qui, de manière encore plus efficace que dans 1984, regardent ses créatures sans liberté se mouvoir devant lui, s'amuse à les appeler les uns après les autres à sa table, à les rappeler selon l'avancée de ses réflexions, à les tromper par ses ruses, puis à les réunir dans une pièce pour les accuser d'un ton triomphant, avec son petit sourire en coin, ses manières arrogantes et son invincibilité éternelle.
Presque un roman d'horreur en somme.
(On notera également que l'enquête décolle à partir d'un document brûlé dont on se demande, au vu des révélations finales, ce qui a empêché les auteurs de ne pas le faire disparaître)