Envoyé, en cette année 1834, en mission d’observation dans l’archipel écossais des Orcades par le musée d’histoire naturelle de Lille, un jeune zoologue français, Auguste, se joint à des marins partis chasser le grand pingouin – un gibier d’autant plus recherché et lucratif qu’en voie de raréfaction – jusqu’à la petite île Eldey, au large de l’Islande. En vue d’en ramener un spécimen, si possible vivant, au naturaliste qui l’emploie, le jeune homme soustrait un de ces oiseaux, blessé, au massacre systématique que les hommes, ravis de l’aubaine, opèrent sans se poser de questions. Le monde est si vaste et d’une telle profusion...
Mais, voilà que l’ayant installé chez lui, à la grande incompréhension des voisins qui s’empresseraient bien, eux, de tordre le cou à cette espèce de poule aux œufs d’or, Gus, de plus en plus fasciné par son observation du paisible volatile baptisé Prosp, commence à se prendre d’affection pour son pingouin. Au lieu de le ramener à Lille, il décide de se consacrer à son étude, s’installe avec lui aux îles Féroé pour lui offrir une captivité adaptée et, d’année en année, ne cesse d’approfondir un questionnement personnel, encore diffus et totalement atypique pour l’époque, mais qui, pour le lecteur, entre cruellement en résonance avec le présent.
Car, ce dont Gus prend tout juste conscience, avec stupéfaction et en avance sur son temps, c’est que la profusion terrestre n’est pas illimitée et que l’homme, par son activité, est en train d’exterminer d’autres espèces vivantes. Alors qu’il s’emploie de plus en plus désespérément à trouver un congénère pour Prosp, il réalise ainsi que son protégé est réellement « le dernier des siens », et que, n’en déplaise à ses contemporains qui refusent de le croire, les espèces devenues introuvables, comme le dodo depuis bien avant 1700, ne se sont pas simplement réfugiées dans un lieu encore inexploré du globe...
Captivante et touchante histoire d’amitié, même si teintée d’un soupçon d’anthropomorphisme, entre un homme et l’ultime représentant d’une espèce animale – le dernier grand pingouin aurait été tué en 1844 –, ce texte, qui plus est servi par une écriture de toute beauté, met très joliment en perspective, depuis les théories de Buffon, Lamarck, Cuvier et Darwin, jusqu’aux débats contemporains sur la sixième extinction, la prise de conscience par l’homme de l’impact de son activité sur la planète. Bien sûr, premier des siens à réfléchir sur sa responsabilité, Gus est ici davantage un symbole qu’un personnage totalement plausible. Pour se convaincre de son originalité pour l’époque, il suffit de se référer aux hécatombes animales perpétrées lors de ses explorations, exactement à la même période, par le naturaliste Audubon, ainsi que le relate Louis Hamelin dans son tout aussi passionnant Les crépuscules de la Yellowstone.
Sibylle Grimbert signe un fort joli livre, magnifiquement écrit et aussi touchant que ce si gauche et si inoffensif pingouin « aux ailes nanifiées par le bonheur », dont nous n’avons littéralement fait qu’une bouchée. Coup de coeur.
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