Dans la baie du Mont-Saint-Michel, les randonneurs égarés pris dans les sables mouvants savent qu'une agitation nerveuse peut accélèrer l'enlisement des corps. Dans cette situation, calme et patience sont alors de précieux alliés permettant de s'extraire du danger. Une fois sortis de cet enlisement passager, les marcheurs rallient ensuite le rocher sous la protection de l'archange doré qui surplombe l'ancienne abbatiale du Mont.
Bien loin des côtes normandes, le lieutenant Giovanni Drogo, héros malheureux du Désert des Tartares, fait face à un enlisement plus dangereux encore : celui de sa volonté, de ses désirs et de son énergie ; en bref, de sa vie. Arrivé plein d'espoir et d'ambition au fort Bastiani, citadelle rendue imprenable par l'absence immuable de tout ennemi, le lieutenant cherche rapidement à s'échapper de ce lieu habité par la double attente de la bataille et de la relève.
Mais 4 mois de garnison suffisent pour venir à bout des résolutions initiales de Giovanni, qui se laisse engloutir sous le poids de l'habitude. "J'attendrai, le jour et la nuit, j'attendrai toujours" se dit Drogo (à moins que ce ne soit Tino Rossi). Mais le temps passe et court. Patience et endurance sont ici mauvaises conseillères, c'est l'action résolue qui pourrait sauver le lieutenant Drogo.
Une occasion s'offre à lui lors d'un passage en ville où il retrouve sa mère, son ancien amour, ses amis. La prise de conscience est brutale : la vie a suivi son cours alors que le fort s’enfonçait dans une attente oisive. Il s'en faut de peu qu'un sursaut vital ne ramène Drogo à la ville, mais sa volonté et son courage sont déjà trop affaiblis. Il choisit le confort de la facilité et retourne au quotidien routinier du fort. La fuite aurait pourtant été la seule échappatoire. Peu importent ses conséquences car elle est un retour à la vie.
Le temps s'échappe, et Drogo ne le perçoit pas. Il ne parvient pas à s'extirper du fort, la force confortable de l'habitude anéantit sa volonté et mène au flétrissement de son âme : "De jour en jour, il sentait augmenter cette mystérieuse désagrégation, et en vain cherchait-il à s’y opposer. Dans la vie uniforme du fort, les points de repère lui faisaient défaut et les heures lui échappaient avant qu’il eût réussi à les compter."
Ce livre raconte avec brio l'engourdissement de la volonté qui nous guette également, si nous sombrons dans un quotidien rongé par l'oisiveté, l'attente passive ou la stabilité paresseuse. Le roman décrit cela de manière tragique, dans une atmosphère teinte d'un onirisme simple, exprimant une forme de flottement qui fait écho aux états intérieurs de Drogo. Il se dégage aussi une certaine tendresse de l'auteur pour le héros, qui nous ressemble beaucoup et rate pourtant si facilement sa vie.
A l'heure où le canapé semble être le meilleur ami de l'homme, et où nous sacrifions des heures entières aux écrans, ce risque semble toujours actuel. Peut-être nous arrive-t-il parfois, en nous retournant sur le temps à peine écoulé, d'éprouver l'effrayante impression de ne pas avoir vécu, de s'être laissé balloter par l'endormissant égrainement des secondes. Pour contrer ce sentiment terrible, le choix de l'action et l'exercice exigeant de la volonté peuvent nous faire goûter la saveur d'une liberté féconde. Sans doute Drogo le sait-il, mais il n'a pas la force nécessaire.
Au soir de notre vie, le danger est alors d'éprouver, comme le capitaine Drogo : "une sorte de profonde amertume, comme lorsque les heures les plus décisives du destin passent à côté de vous sans vous toucher et que leur grondement va se perdre au loin, nous laissant seuls, au milieu d’un tourbillon de feuilles mortes, à regretter la terrible mais grandiose occasion perdue".