C'est l'histoire du temps qui passe. Un jour le lieutenant Drogo apprend son affectation au fort Bastiani, à la frontière du Nord. Giovanni (de son prénom) est jeune et plein de fougue, enthousiaste au début, beaucoup moins une fois qu'il a vu l'état de "son" fort, un bunker de pierre orange au bord d'une frontière oubliée, mais il est soldat avant tout et son opinion importe peu. Six mois, se dit-il en arrivant au fort désolé du désert des Tartares. Six mois, et je fais une nouvelle demande d'affectation.
Le capitaine qui l'accueille ne le détrompe pas, mais lui sait à quoi s'en tenir. Le capitaine est vieux, ses paupières sont lourdes, il a de la bedaine. Quelque chose dans son regard, cela dit, reste vivant. Pas d'objection de son côté quand Giovanni lui avoue qu'il a hâte de repartir.
... et les jours défilent, bientôt les semaines. Peu à peu le jeune lieutenant assoiffé de fougue et d'idéal s'amollit. Il prend goût aux plaisirs faciles du fort - les parties de cartes entre amis, la garde solitaire, la nuit, au-dessus des dunes, la rassurante monotonie, les rituels quotidiens, les garde-à-vous et les uniformes bien repassés. Bientôt six mois sont passés et, comme prévu, Giovanni Drogo passe chez le médecin du fort pour obtenir une recommandation et être affecté à la ville. Pourtant, au moment fatidique, Giovanni change d'avis et décide de rempiler pour attendre la gloire, et les fameux Tartares qui, c'est probable, viendront tôt ou tard attaquer le fort.
Les années passent. Les amis de Giovanni se sont mariés, certains ont même eu des enfants. La vie suit son cours, les jeunes s'aiment, les enfants naissent, les saisons se succèdent. Seul le fort, semble-t-il, reste fidèle à lui-même, toujours aussi rigide. Mais l'homme s'habitue à tout, paraît-il, sauf à la douleur, et la vie au fort Bastiani n'est pas exactement douloureuse. Alors Giovanni laisse le temps passer. Quelques péripéties mineures ne parviennent pas à changer le quotidien immuable du fort, même si le plus intelligent des soldats, ayant compris ce qui leur arrivait à tous, a un jour la chance de mourir dans une mission en montagne.
La vie est courte. Les promotions, rapides. La fin du roman approche que Giovanni est déjà un septuagénaire malade. Maintenant les rondes c'est lui qui les dirige, et le salut aux couleurs au petit matin, il y assiste depuis sa fenêtre, du haut du bureau du commandant. Un jour enfin les Tartares attaquent alors que Giovanni sent sa fin approcher. Il est trop vieux, trop malade, on l'évacue à l'arrière dans une splendide voiture de fonction couleur cercueil. La gloire ne sera pas pour lui.
Ce n'est qu'au crépuscule que Giovanni comprend que ce qu'il croyait voir de vivant dans le fond de l’œil du vieux capitaine du fort, ce n'était que le cadavre de l'espoir d'un homme qui veut croire que peut-être, un jour, ses rêves se réaliseront, que les Tartares viendront enfin à lui, émergeant de la brume, et qu'il mourra enfin auréolé de gloire.
Trop tard.