La découverte de l'histoire de Drogo m'a immédiatement évoqué un concept familier, celui de l'éternel retour de Nietzsche, qui désigne le test permettant de déterminer si l'existence que nous menons est en accord avec nos valeurs profondes. L'idée étant que celle-ci doit être vécue de telle façon que l'on souhaiterait qu'elle recommence éternellement. L'éternel retour met ainsi le doigt sur une réalité dérangeante, il est possible de gâcher son temps terrestre.
Cette simple idée permet également de prendre conscience d'un paramètre essentiel. La vie est courte et les années qui s'écoulent inlassablement viennent sanctionner nos égarements. Hélas, l'écart se creuse inexorablement entre le moment où il était encore temps de choisir et le temps où il est déjà trop tard pour le faire. Et cela, l'officier Giovanni Drogo, personnage principal du désert des tartares, va l'apprendre à ses dépens.
Jeune officier ambitieux, celui-ci se retrouve affecté à la garde du fort bastiani, forteresse excentrée n'offrant comme seule perspective que le paysage désolé d'une steppe aride. Une fois en exercice, Drogo réalise vite qu'il doit partir le plus tôt possible avant de se faire engloutir par la monotonie. Toutefois, il se voit, au gré des circonstances et des échecs de ses demandes de mutations, condamné à poursuivre son service au fort. Le poids des habitudes finit alors par l'emporter sur celui de quitter ce lieu d'une solitude écrasante où les journées se font aussi identiques que ternes.
De toute façon, tout le monde l'a oublié en ville. Ses frères ont pris des trajectoires différentes, ses anciens amis sont trop occupés à construire leur carrière. Mais surtout, la relation qu'il avait avec la fille dont il était éperdument amoureux s'est degradée au point où il a désormais l'impression de parler à une parfaite inconnue.
Puis pour se convaincre de rester au fort, Drogo va faire un pari orgueilleux, mais aussi dangereux : nourrir l'espoir d'une attaque des tartares. Le rêve d'une bataille héroïque suffirait à donner un sens à tout ce temps gâché entre ses murs jaunis, se dit-il. De plus, des signes aux marges de la plaine, bien que faibles, semblent indiquer qu'une offensive ennemie se prépare. Le réconfort d'une grande bataille épique dans laquelle il laisserait sa peau, permettrait de justifier toutes ces années gaspillées dans le désert.
Mais voilà, le temps (assassin comme dirait Renaud) continue de défiler, et à peine a-t-il pu cligner des yeux que le piège s'est déjà refermé sur le pauvre Drogo. Trente ans sont déjà passés et il ne reste plus rien de la jeunesse de notre héros. C'est pourtant au moment où Drogo, âgé, est le plus diminué par la maladie que va se produire l'impensable. Les tartares attaquent le fort Bastiani.
La fin est sujette à diverses interprétations et le message laissé par le narrateur reste ambiguë. J'aime à penser que Drogo a trouvé sa propre bataille et connaîtra la fin glorieuse qu'il a tant recherchée. En effet, il se sera battu contre l'ennemi le plus redoutable qu'il soit, la mort.
Cette nouvelle pleine d'enseignements nous apprend qu'il ne faut jamais prendre la vie pour acquise, et peut servir d'électro-choc pour passer à l'action. C'est aussi un excellent roman, bien écrit et empreint d'une certaine poésie.
À lire absolument.