"Le bon Dieu ne m'a pas mis une plume entre les mains pour rigoler". Non, cette citation ne vient pas du principal concerné ici, mais de Georges Bernanos, un de ses incontestables héritiers littéraires et idéologiques. Pourtant, cela aurait pu, car Dieu sait qu'il n'a pas mis une plume entre les mains de Léon Bloy pour faire rigoler.
La photo la plus connue du Monsieur le représente assis, devant sa table de travail, des yeux impitoyables, clairs, perçants, que l'on n'oserait pas affronter la plus petite seconde, tournés vers nous, les cheveux et une moustache broussailleuse d'une blancheur luminescente, aussi agressifs que tout le reste, portant sa soutane, une épaisse veste de velours côtelé, qui a dû être reprisée beaucoup de fois pour tenir longtemps et l'aider à traverser plusieurs hivers rigoureux. La vieillesse a beau déjà être en partie présente, il se dégage de lui, une grande force de caractère (ce serait un euphémisme, pour ce qui est du caractère, de préciser qu'il en avait un difficile ; ce qui lui valu d'innombrables fâcheries, y compris avec des amis !) et une grande force physique (quand, dans l'œuvre qui va être critiquée ici, il dit qu'il a envoyé valdinguer, durant sa jeunesse, deux types, lors d'une bagarre, avec ses poings, je doute que ce soit du pipeau !). Cette image résume parfaitement Léon Bloy.
C'était un catholique, constamment énervé, ayant un rapport avec la religion, sombre, tourmenté, fiévreux, forcené, possédé même, qui ne permettait pas la plus petite compromission, le plus petit relâchement, la plus petite hypocrisie avec la doctrine chrétienne. Il voulait un absolu, qu'il savait impossible à atteindre (du moins, dans ce monde !). S'il avait vécu au Moyen Âge (période qu'il considérait comme la plus pure en ce qui concerne les liens des gens à la foi !), il aurait été le premier à enfoncer une épée dans le crâne de l'infidèle, aux abords de Jérusalem, pour bien le catéchiser. Ouais, ce n'est pas en tendant l'autre joue que l'on se fait respecter. Si ce pèlerin, ayant comme bâton la plume, avait vécu aujourd'hui, il n'est pas interdit de penser qu'il aurait piqué de gargantuesques crises de rage devant notre médiocrité affolante. Toujours est-il qu'il aurait certainement usé des réseaux sociaux (même s'il n'aurait pas manqué une occasion d'en conspuer la fétidité !) pour se faire entendre, pour diffuser sa pensée, sans intermédiaires, sans les éditeurs, sans les patrons de presse, sans les méprisables nullités influentes du milieu littéraire de la seconde moitié du XIXᵉ siècle et du début du suivant, dont il n'arrivait pas à cacher la haine qu'ils lui inspiraient et qui, en retour, le lui rendaient, de la pire des manières, en utilisant la tactique du silence pour qu'il reste à l'état d'impuissant pamphlétaire, s'agitant en vain.
Plongé dans une pauvreté crasse, qu'il a conservée pendant toute son existence, comme un étendard, il conchiait, avec une virulence incroyable, les milieux bourgeois et religieux (milieux très consanguins !). Et ne croyez pas qu'il respectait les "vaches sacrées". Par exemple, les Hugo, les Musset, les Sand, les Lamartine, les Chateaubriand (même si, pour ce dernier, il n'hésite pas à reprendre entièrement de lui une description de la Grande-Trappe, lieu dans lequel à un moment donné, il a essayé, sans succès, de trouver l'apaisement !) se prennent des diatribes d'une violence inouïe. Je ne vais pas citer toutes les personnes qu'il insulte, car la liste serait interminable. Seuls des rejetés de la société comme lui, les Baudelaire, les Ernest Hello, les Lautréamont, son mentor Barbey d'Aurevilly sont parmi les seuls à trouver grâce à ses yeux.
Ouais, ce n'est pas la personnalité la plus agréable qui soit, celle que l'on aurait aimé fréquenter. Son caractère profondément misanthrope et égocentrique, le poussant à se voir, sans cesse, non seulement comme le seul à bien penser, mais aussi comme un martyr (le diner avec des figures bien établies, donc déplorables, est comme un chemin de croix pour lui ; et il se rêve aussi une fin "idéale" pour prétendre à ce titre !). Ses quelques remarques antisémites dégueulasses, bien dans les préjugés de son époque, d'une farouche virulence (propos que je pardonne pour une raison bien précise, à savoir que l'énergie qu'il dépensait, d'une façon néfaste, dans le livre critiqué ici, à dépeindre les Juifs, il l'utilisera plus tard, à bon escient, pour pourfendre l'antisémitisme !). Tout ceci me donnerait envie, normalement, de lâcher le bouquin dès la dixième page et de le fourrer dans la première boîte à livres venue, mais...
Ah oui, tout d'abord, j'ai oublié de préciser que Le Désespéré est une autobiographie à peine déguisée, sous l'apparence d'un roman (le premier des deux seuls dans toute une œuvre bien abondante !), qui est surtout le prétexte pour son auteur d'exposer sa pensée. Ce qui fait, quelquefois, l'ensemble adopte, régulièrement, plus le format de l'essai. Si j'ai parlé beaucoup plus de l'auteur que de l'ouvrage, c'est parce que ce dernier reflète totalement qui est son auteur.
Mais pour en revenir au fait que je n'ai pas eu envie de foutre le tout dans une boîte à livres, ben, il y a trois justifications à cela.
La première, c'est que Bloy a un style de dingue. Il manie l'hyperbole, la métaphore filée, l'antithèse, l'ironie, le sarcasme, l'apostrophe, avec une immense richesse de vocabulaire et une puissance de gros malade en surchauffe permanente. Le talent et la rage qu'il y injecte font que ses phrases claquent sans cesse, insufflent un rythme énergique, prenant, qui ne permettent pas le plus petit relâchement. Vous ne saisissez pas tous les mots qu'il emploie ? Ce n'est pas grave, on réussit toujours à saisir le sens général de la phrase entière. De toute façon, on est trop emporté pour aller chercher dans le dictionnaire. Non, mais lisez-moi ça :
Au fait, que diable voulez-vous que puisse rêver, aujourd’hui, un adolescent que les disciplines modernes exaspèrent et que l’abjection commerciale fait vomir ? Les croisades ne sont plus, ni les nobles aventures lointaines d’aucune sorte. Le globe entier est devenu raisonnable et on est assuré de rencontrer un excrément anglais à toutes les intersections de l’infini. Il ne reste plus que l’Art. Un art proscrit, il est vrai, méprisé, subalternisé, famélique, fugitif, guenilleux et catacombal. Mais, quand même, c’est l’unique refuge pour quelques âmes altissimes condamnées à traîner leur souffrante carcasse dans les charogneux carrefours du monde.
La deuxième, comme vous l'avez probablement perçu, à travers la lecture de cet extrait, ben, c'est que sur tous les sujets qu'il aborde, ben, il marque sacrément des points (sauf sur les Juifs, évidemment !). Il a un regard implacablement juste sur notre monde. Il vocifère des vérités incontestables, profondes, universelles, intemporelles, difficile à accepter, auxquelles on ne veut pas faire face, aussi bien au XIXe siècle que dans notre XIXe siècle.
Recevoir à sa table un voleur, un meurtrier ou un cabotin, est chose plausible et recommandée, — si leurs industries prospèrent. Les muqueuses de la considération la plus délicate n’en sauraient souffrir. Il est même démontré qu’une certaine virginité se récupère au contact des empoisonneurs d’enfants, — aussitôt qu’ils sont gorgés d’or.
La troisième et dernière, c'est que l'auteur est à la hauteur de son œuvre (j'ai pu le vérifier en me renseignant sur sa vie !). S'il y a la confession de quelques gros égarements de jeunesse dans la chair, il s'est toujours battu, y compris contre lui-même, pour être en phase avec ce qu'il a professé et il s'y est tenu jusqu'à son ultime souffle. Ce qui le rend, par son côté extrême, aussi sublime que terrifiant.
Bref, Léon Bloy n'est pas un auteur plaisant et n'a pas du tout vocation à l'être. Il vous prend violemment par le col et ne vous lâche jamais, même, en ce qui me concerne, après avoir terminé et fermé Le Désespéré (et j'ose avancer, sans encore m'y être confronté, pour l'instant, que ça doit être, probablement, le cas avec n'importe lequel de ses autres écrits !). Mais c'est pour cela qu'il est un auteur viscéralement marquant, intense, fascinant, hantant, qui ne cesse de pénétrer et de tournebouler votre esprit, même être revenu à votre quotidien, plus ou moins confortable, plus ou moins réconfortant. Une fois qu'on la fait entrer dans notre chez-soi intérieur, il y squatte pour toujours.