Collabo, facho, homophobe, raciste, misogyne, patron de la NRF pendant la guerre, paneuropéen, écrivain : DLR ne cochait pas que des bonnes cases et en 2012 son entrée dans la Pléiade suscitait moult réprobations.
On refusait de séparer une œuvre de son auteur, un grain de son ivraie : la police littéraire veillait et ce vieux débat, elle l’avait déjà tranché in petto (mais sans jamais aller jusqu’à trancher Voltaire qui sut faire fructifier ses deniers auprès des compagnies esclavagistes « ce négoce démontre notre supériorité, celui qui se donne un maître était né pour en avoir ». Tu penses. Notre vigie vigile d’un œil fermé sur l’ombre des lumières.)
Bref, les résistants de salon finirent par tolérer la panthéonisation, car après tout :
1/ plus personne ne lit de livres, à quoi bon s’exciter ;
2/ comme Céline, ce salaud exalté fait quand même partie du patrimoine ;
3/ jusqu’au bout il resta pote avec Aragon, Malraux, Colette et d’autres et même tourna Rouge avant de se suicider. Anima perturbée.
Notre feu follet est Alain, un beau garçon, accro à l’héroïne, inapte au travail par idéologie, avec un grand mépris des choses de l’argent - choses bourgeoises, des choses de l’esprit - qui ne mènent à rien, et en quête de femmes plutôt riches pouvant subvenir à ses besoins matériels. Un portrait de toutes les peurs ramassées face au Monde tel qu’il va.
On trouve dans cet opus l’obsession de l’auteur pour la décadence, celle de la Société qui exècre toute grandeur bien sûr, mais aussi et surtout la sienne fruit de ses propres faiblesses physiques et morales.
Et nous voilà avec un roman au-dessus d’un précipice qui agit comme un solvant avec ses thèmes troublants - l’abjection et la pureté, le suicide et le vouloir vivre, les forces de l’esprit et le matérialisme, le corporel et le spirituel - et sa langue glaciale qui referme toutes les portes les unes après les autres, pages après pages.
DLR ne donne pas dans le décadentisme façon D’Annunzio, Barbey d'Aurevilly, Bloy, Huysmans etc car Alain, lui, n’a jamais rien entrepris ni jamais rien cherché: il n’est pas dans l’échec ou dans la rancoeur, il est au-delà, dans un marais bien plus sombre : tout ce qu’il y a à tenter l’a déjà été, le néant est le véritable visage du monde et « la volonté individuelle est le mythe d'un autre âge ; une race usée par la civilisation ne peut croire dans la volonté. Peut-être se réfugiera-t-elle dans la contrainte : les tyrannies montantes du communisme et du fascisme se promettent de flageller les drogués. ».
Alors Alain renonce à lutter contre sa dépendance à la drogue et ne cherche plus qu’à retarder son suicide qu’il sait inéluctable. Il se raccroche aux objets, comme aux derniers feux d’une civilisation, car ils lui donnent «l'illusion de toucher encore quelque chose en dehors de lui-même». Mais les objets finiront aussi par le dégoûter, pour le primitif un objet, « c'est la nourriture qu'il va manger, et qui lui fait saliver la bouche; pour le décadent, c'est un excrément auquel il voue un culte coprophagique».
Le suicide d’Alain est le suicide d’un homme qui refuse de se justifier dans une Europe en faillite depuis la guerre de 14.
Alors oui, on peut lire DLR, parce qu’il a du style, parce qu’il est un tragique de la littérature, parce que les bons auteurs sont rares.
Après, je vous l’accorde, ce n’est pas joyeux joyeux. Mais comme disait Tolstoï, le bonheur est anti-littéraire.
«Tu ne croyais pas à la réalité du monde. Tu croyais à mille petites choses, mais pas au monde. Ces mille petites choses étaient les symptômes du grand rien. Tu étais superstitieux. Doux et cruel refuge des enfants révoltés et fidèles jusqu'à la mort à leur révolte : tu te prosternais devant un timbre-poste, un gant, un revolver. Un arbre ne te disait rien, mais une allumette était chargée de puissance.»