Camille Emmanuelle, je l’aime d’amour. Pourtant, Dieu (aussi appelé Gode) sait qu’elle a beaucoup de vices : et je ne parle pas ici de son goût prononcé pour la bagatelle, qui tendrait plutôt à accroître mon amour pour elle. Je fais plutôt allusion à son nombrilisme pugnace qui la fait parler d’elle à longueur de feuillets, à son manque de professionnalisme flagrant, à son indécrottable superficialité de bloggeuse post-pubère qui la pousse à survoler quantité de sujets pourtant captivants. Oui, malgré tout cela, je l’aime. Et pourquoi donc ? Parce qu’elle ne dit pas que des trucs cons, Camille. Dans chacun de ses précédents ouvrages (des essais, jusque-là) et chaque article que j’ai pu lire d’elle, je trouvais toujours une certaine intelligence de point de vue, et un côté « pétillant », sans-gêne, très communicatif. Camille Emmanuelle est une femme vivace, exubérante, qui a joué auprès de moi le rôle qu’elle espérait sans doute tenir auprès de ses jeunes lectrices : celui de la grande sœur fofolle et attentive qui éduque, partage avec nous les premiers élans du cœur, et apaise les complexes. Elle fut l’une des premières militantes féministes dites « pro-sexe » dont je lus les ouvrages et, du même coup, l’une des premières à m’initier à la culture érotique et à entretenir chez moi cette idée que la libération des femmes ne peut s’acter que si on les laisse vivre sereinement leurs envies. Et aussi, bien sûr, que le sexe n’est pas cette chose terriblement grave et obligatoirement sacrée que de nombreuses franges (religieuses, mais pas seulement) essaient de nous vendre, mais plutôt une partie de l’existence avec ses bons et ses mauvais côtés, dont la richesse et la diversité ne demandent qu’à être explorées.
Bon. J’arrête ici mes éloges de petite vierge mouillant sa culotte devant les posters de son idole, et fonce direct dans le lard. Camille Emmanuelle est journaliste, mais je savais déjà qu’elle publiait des nouvelles érotiques pour le compte de La Musardine, et voilà que j’apprends qu’elle va sortir son premier roman à destination de la jeunesse. Ni une ni deux, je passe le prendre à ma librairie de quartier, fais mine d’être surprise quand la vendeuse me dit : « Je dois délivrer un avertissement aux acheteurs, ce livre comporte beaucoup de passages crus », et plonge de suite le nez dedans.
L’idée de départ est assez futée (ça compense ce titre tarte et cette couverture rose qui mettrait mal à l’aise une fan d’Indila) : Aurore, une adolescente de seize ans bourrée de complexes et d’hormones, est victime d’un accident de vélo qui la prive du goût et de l’odorat pour une durée indéterminée. Elle doit donc réapprendre à vivre avec deux sens en moins, chose d’autant plus difficile qu’elle effectue au même moment ses premières expériences romantiques et sexuelles. S’interroger sur la façon de (re)découvrir ses sens quand ceux-ci nous ont été enlevés, puis de vivre sa sexualité malgré un appareil sensoriel atrophié, est un point de départ qui mérite bien des développements. De plus, l’auteur propose pour ce thème un développement a priori intéressant : son héroïne se réapproprie ses sens et son corps en faisant de la boxe, sport de combat exigeant justement une grande maîtrise physique. Tout était donc réuni pour qu’on ait affaire à un livre intelligent sur la découverte du corps à l’adolescence…
Sauf que quand je suis ressortie de cette histoire, je n’avais pas l’impression d’avoir lu un roman. On dirait plutôt un cours d’éducation sexuelle déguisé en roman. Ce ne serait pas forcément un problème si l’auteure assumait sa démarche de faire un cours complet aux ados qui découvrent la sexualité ; sauf que Camille Emmanuelle précise dans une interview qu’elle n’a « pas souhaité faire un cours magistral » et qu’elle voulait aussi mettre un peu de littérature dans son ouvrage. Résultat, on se retrouve avec un bouquin, ni totalement « manuel pratique » ni totalement « œuvre de fiction », qui n’arrive ni à se décider pour l’une des deux voies, ni (et c’est ça le pire) à concilier les deux.
Du côté du récit, on a une histoire pas vraiment développée : certes, les conflits sont présents et l’histoire connaît une véritable évolution, mais les péripéties s’enchaînent à toute vitesse et les problèmes trouvent instantanément une solution (parfois à coups d’ellipses un peu douteuses). Pour un ouvrage qui s’était donné comme but de décrire des états d’esprit à l’installation progressive, c’est plutôt regrettable.
Et puis viennent les moments où il faut faire passer son message ; et c’est à ce moment-là que « Le Goût du Baiser » se croûte encore plus lamentablement qu’une donzelle testant ses premiers talons hauts, accumulant les lourdeurs et les maladresses en tous genres. Les prises de conscience d’Aurore et son évolution sonnent faux : beaucoup trop élaborés et explicatifs (« Je me rends compte qu’en fait c’était le moyen de me réapproprier mon corps… », « Je m’aperçois qu’il est respectueux de mon plaisir… »). Il n’est certes pas surréaliste qu’une ado de seize ans découvre la maîtrise de son corps ou un jeune homme altruiste au lit. Simplement, ces passages-là semblent surmontés d’un gros panneau clignotant avec marqué : « Attention, je veux faire réfléchir mes lectrices ! ». Ces réflexions semblent bien trop adultes pour prendre naissance dans la tête d’une jeune pubère emportée par des sentiments impulsifs-et une craquette qui l’est tout autant.
Le pire, c’est lorsque ces leçons de vie sexuelle déteignent sur des zones sensibles : les personnages et l’intrigue. Sur ce point, l’héroïne est celle qui s’en tire le mieux, car les personnages secondaires, pour un certain nombre d’entre eux, tombent dans la caricature la plus grossière. On a, dans l’ordre :
-Le beau gosse du lycée, crevard de première, qui après avoir arraché à Aurore une fellation pas très consentie (obtenue dans un état d’ébriété) lui concocte un petit revenge porn des familles (un photomontage porno diffusé à tout l’établissement). Et en plus, il embrasse mal, ce con.
-La meilleure amie, ronde, noire et très engagée pour les droits civiques des femmes et des blacks (ce qui donnera lieu à quelques autres cours magistraux déguisés en dialogues) qui fera par la suite son coming-out sans se douter qu’il y a des oreilles qui traînent et que ni une ni deux, le petit crevard va diffuser un autre photomontage dégueulasse. C’est pas pour faire ma rabat-joie, mais je crois qu’on a un peu trop chargé la mule.
-Le gentil garçon, rencontré à la boxe et sur lequel Aurore va flasher. Un mec un peu bad boy, avec un passé difficile, mais qui a bon cœur quand même. C’est sur ce dernier point qu’on se demande si une année passée à produire du Fifty Shades of Grey à la chaîne n’aurait pas laissé quelques funestes traces…
Bref, tout ce petit monde aurait gagné à être plus nuancé, et surtout plus autonomisé : on sent trop l’auteure parler à travers eux. Elle nous délivre son discours sans aucune subtilité ou presque, parfois à la limite de transformer ses jouvencelles et damoiseaux de papier en pantins médiateurs de sa bonne parole.
Du côté de l’écriture, ça ne s’arrange pas non plus : même si l’auteure se lâche pas mal sur certains passages (on se dit qu’elle a dû se marrer en les écrivant), le tout n’est absolument pas travaillé. Beaucoup de mots sonnent faux, le champ lexical général est plutôt limité (« Wesh meuf, quand je suis avec lui, j’ai l’impression d’être à poil c’est pas croyable »), de nombreuses phrases sont bancales. Il y a un début de style, mais ce dernier se cherche encore pas mal et peine à retranscrire correctement les choses. Et quand Camille Emmanuelle s’essaye aux figures de style (la métaphore, par exemple), cela donne parfois des phrases étranges...
Je pleure des larmes de cyprine…
…qui nous arrachent, à nous aussi, des larmes. De celles qui coulent lorsque le manche n’a pas été lubrifié.
Les seuls « bons » passages dans tout ça, ce sont ceux que la libraire m’avait désignés comme crus. Les scènes de sexe, en somme. Dans ces dernières, l’auteure lâche enfin du lest et laisse son histoire exister : les personnages ne blablatent plus, ils font, enfin. L’écriture s’efface à une distance respectueuse, se contentant de décrire sans nous indiquer comment nous sentir. Tout paraît couler de source, et tout est enfin vivant. Et même (presque) émoustillant, parce qu’on se reconnaît dans les sensations évoquées. L’arc sexuel est d’ailleurs le seul qu’Emmanuelle prenne vraiment le temps d’installer : graduellement, s’installent les premières hésitations, les expériences malheureuses, puis les pas en avant (et reculs), avant de conclure par un passage à l’acte…lui aussi pas complètement réussi. Mais n’est-ce pas le propre d’une première expérience ? C’est là le principal mérite du livre : nous narrer les errances et ratages d’une jeune fille sans tomber dans la redondance ou le drame absolu. Il y a chez Emmanuelle un recul étonnant pour évoquer des sujets aussi délicats, une sérénité aux antipodes de la paranoïa véhiculée par les féministes de #Metoo, qu'elle réussit bien à nous communiquer au travers de ses pages. Dommage que cet enseignement (le meilleur de tous) n’ait pu s’imposer au milieu d’un ensemble bien trop pataud et didactique...