Catherine Poulain est de notre génération, celle qui, à vingt ans, partit courir le monde en général et les US en particulier qui, à cette époque, incitaient plus au rêve qu'à la haine.
Catherine Poulain, ou du moins son héroïne Lili, n'est pas de celles qui préfèrent l'amour en mer mais plutôt la mer à l'amour.
Lili, petite nana jeune et menue, s'échappe (on ne saura pas trop de quoi ou de qui) au bout du monde, en Alaska, la dernière frontière.
[...] Vouloir partir en Alaska – « the Last Frontier »… Et m’en aller sur l’océan. Tout laisser.
[...] J’irai à Point Barrow.
– Qu’est-ce tu veux foutre à Point Barrow ?
– C’est le bout. Après y a plus rien. Seulement la mer polaire et la banquise. Le soleil de minuit aussi. Je voudrais bien y aller. M’asseoir au bout, tout en haut du monde. J’imagine toujours que je laisserai pendre mes jambes dans le vide… Je mangerai une glace ou du pop-corn. Je fumerai une cigarette. Je regarderai. Je saurai bien que je ne peux pas aller plus loin parce que la Terre est finie.
Et voici la petite Lili embarquée pour la pêche à la morue, au flétan, au milieu de l'océan déchaîné, au milieu de gros loups de mer - ils l'appellent le moineau - qui regardent d'un drôle d’œil ce petit bout de française qui a décidé de se perdre en mer avec eux. On imagine sans peine que la vie n'est pas facile pour une jeune femme qui a choisi ce métier de titans et qui doit harponner des poissons plus gros qu'elle.
[...] L’océan bouillonnait, c’était comme être au cœur d’un volcan, les vagues faisaient des rouleaux noirs, on aurait dit de la lave, jamais ça s’arrêtait… Ça m’appelait. Je veux être dedans moi aussi.
[...] Quand tout se déchaîne sur le pont.
[...] Si t’es pas capable de faire le boulot, t’as rien à foutre ici !
[...] Oui, avoir osé la franchir, la frontière, ça ne pouvait être que pour y trouver la mort.
Elle nous embarque avec elle à bord du Rebel (un nom qui n'attendait que Lili !) pour quelques campagnes de pêche, des pages enfiévrées, une écriture fulgurante, des scènes dantesques, rien n'arrête la soif, la quête de Lili. Même pas les coups de gueule, les coups de sang, les coups de blues, quand tout se déchaîne sur le pont, quand il faut manœuvrer la ligne qui file à toute vitesse et menace à chaque seconde d'inattention de vous emporter un doigt ou une main.
[...] Visage et cheveux poisseux de sang, je tranche la chair pâle.
[...] Une fois de plus je plonge mon couteau dans les ventres blancs. La chair lisse et tendue résiste un instant, puis cède. La lame s’enfonce d’un coup – le sang jaillit dans un éclair et inonde la table. Il coule sur le pont en rigoles écarlates. Nous sommes les tueurs des mers, je pense, les mercenaires de l’océan et nous en portons la couleur.
[...] On ne peut pas le dire aux autres, on ne peut pas expliquer à ceux qui n’ont rien vu de cela.
[...] Ils gueulent toujours sur le Rebel, et j’ai sacrément la trouille, mais je donnerais tout pour pouvoir repartir avec eux.
Au long de ces quelques pages, on partage la vie de Lili et des pêcheurs et l'on dévore ce roman comme Lili dévore et la vie et les poissons.
[...] Mes pieds sont gelés. L’eau sanguinolente imbibe mes manches. Nos cirés sont couverts de viscères. J’ai faim. J’avale furtivement la poche de laitance du poisson que je viens d’ouvrir. Goût d’océan. C’est doux et fondant sur la langue.
[...] Quelquefois des œufs. Je mords dans les poches de corail. Ce sont des perles d’ambre rouge qui s’égrènent dans ma bouche, des fruits limpides pour ma soif.
Âmes sensibles et cœurs fragiles s'abstenir : la vie en mer sur un bateau de pêche n'est pas faite pour tout le monde.
Mais Lili brûle d'un puissant feu intérieur qui l'a menée jusque sur ces bateaux et rien au monde, pas même l'amour des grands marins qui tournent autour du moineau, rien ne la fera renoncer à la vie.
[...] Mais je serai debout ? Je serai vivante ?
[...] Je préférais presque les vrais chercheurs d’or. Mais vous, vous cherchez un métal autrement plus puissant, autrement plus pur.
– C’est des bien grands mots tout ça.
[...] Qu’il m’avait été donné le plus grand bonheur, la plus belle fièvre, le plus grand effort aussi, que nous partagions dans les cris et ma peur, que nous partagions parce que nous n’étions rien sans les autres.
[...] Marcher le menton haut parce que tu sais que tu as vraiment tout donné de toi. Son visage s’est durci, la voix a baissé d’un ton, elle hésite un instant avant de continuer :
– Et il peut arriver que tu aies à donner beaucoup plus que ce que tu croyais possible.
La première partie du bouquin se suffisait amplement à elle-même et aurait bien mérité notre label coup de cœur, mais l'autre moitié perd en intensité entre deux campagnes de pêche, quand Lili hésite (à peine) entre l'amour et la mer et la tension retombe.
Incidemment, on en apprend aussi des tonnes sur le métier de pêcheur.
De très belles pages d'écriture dessinées furieusement d'une plume très féminine et très originale pour un superbe portrait de femme au souffle puissant et haletant.
Catherine Poulain élève désormais des moutons et du vin, sans doute à l'écart des modes modernes et de la pollution médiatique : le souffle brûlant qu'exhalent ses poumons est donc le même air pur que respiraient les grands auteurs du siècle dernier, London pour les grands espaces du nord, Kerouac pour le bout de la route, Bukowski pour la quête à demi suicidaire.
Laissons le dernier mot à Lili Poulain, honneur amplement mérité :
[...] On en redemande, parce que le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à en devenir fou.
Pour celles et ceux qui aiment le poisson cru.