« L’Alphonse avait parqué ses bêtes. Il s’en alla sous le cèdre. Je le voyais là-bas, debout, la tête renversée en arrière, comme s’il buvait à une bouteille : il sonnait de la trompe. Le son vint me trouver dans mes herbes. Et puis, j’entendis sonner le Bousquet et le Danton, et l’Arsène, et sur l’autre versant, toutes les trompes sonnaient. (…) Alors, d’un bon coup de sifflet, je jetai toutes mes bêtes dans la pente. Sous l’arbre, les paquets étaient prêts, et les amis m’ont dit : « On part ! » J’ai dit : « Ici l’herbe est belle. » On m’a répondu : « Oui, mais on part à la guerre ! »
La Guerre de 14 a jeté dans la pente le grand troupeau des hommes. Elle les a arrachés à un éden que Giono situe entre le plateau de Valensole et la montagne de Lure. Elle a vidé les vallées, les villages et les granges. Dans ce roman publié en 1931, Jean Giono donne à voir au lecteur le vertige que constitua la Grande Guerre pour la civilisation paysanne. En plein mois d’août, on quitte son champ pour mourir au milieu des moissons des autres. On laisse, derrière soi, un foyer, un troupeau, un village. Si ce n’est pas le roman le plus abouti de Giono, que ce soit dans la construction ou dans le style, sans doute cet aspect fouillé s’explique par l’expérience traumatique qu’a constitué pour l’auteur ce conflit. L’arrière, le petit pays où la guerre est absente, où la guerre est absence, est le véritable objet de l’ouvrage. L’évocation du front est sporadique, presque épileptique. La parabole du grand troupeau, guidé vers un but qu’il ignore sans se poser de questions est, elle, filée tout au long du récit. Ce dernier brille ainsi davantage dans son évocation d’une civilisation paysanne qui, sans s’en douter, est déjà au bord de l’abîme de la modernité. Une civilisation lente, rendue têtue par un sentiment autarcique millénaire. À la différence des Genevoix, Cendrars et autre Dorgelès, Giono a fait le choix des pâturages vides et des ruelles désertes, plutôt que celui des « épis mûrs » de la grande moisson, ou de l’immense boucherie.
« C'étaient ces fleuves d'hommes, de chars, de canons, de camions, de charrettes qui clapotaient là-bas dans le creux des coteaux : les grands chargements de viande, la nourriture de la terre. »