"Le héros aux mille et un visages" est sans doute le texte de mythologie comparée le plus célèbre et populaire du monde. Chaque critique ou compte-rendu du livre ne manquera pas de rappeler qu'il est présent dans les bibliothèques de nombreux scénaristes ou réalisateurs hollywoodiens, qu'il aurait inspiré entre autres George Lucas, et qu'il s'agit d'un immense succès de librairie : autant dire que ce livre est constamment présenté comme une référence absolue en la matière. Vous aurez déjà compris, je suppose, que cette unanimité me laisse pour le moins dubitatif.

En effet, l'exposition de la thèse du professeur Campbell, pourtant très stimulante (tous les mythes évoquant le voyage d'un héros, quels que soient leur époque et leur peuple d'origine, seraient construits selon une structure similaire), est plombée par des erreurs méthodologiques assez étonnantes de la part d'un universitaire de ce calibre.

Il est ainsi assez irritant de constater que Campbell remplace l'argumentation de sa thèse et de ses différentes étapes par une multiplication d'exemples. Certes, on admirera l'érudition du bonhomme, mais des exemples, même en quantité astronomique, ne peuvent remplacer la démonstration et l'explication d'une thèse. Les exemples illustrent mais ne donnent jamais d'eux-même les lois générales auxquels ils correspondent. Prétendre le contraire, c'est retomber dans les illusions de l'empirisme le plus simpliste : ce n'est pas parce que, toute ma vie, j'ai vu des corbeaux noirs, que je suis en mesure d'affirmer avec certitude que tous les corbeaux sont noirs. Campbell tombe ici dans le même excès : il pose sans les justifier un certain nombre d'étapes mythiques, puis les illustre à l'aide d'exemples particuliers.
Ce procédé pourrait même sembler à la limite de la malhonnêteté intellectuelle, puisque Campbell ne prend pas, ou presque pas, la peine de développer un certain nombre d'exemples à travers TOUTES ces différentes étapes. Le plus souvent, il procède étape par étape, sortant de son chapeau magique les mythes ou les passages de mythes permettant d'illustrer CETTE étape en particulier. Très bien, mais comment ces exemples peuvent-ils dès lors corroborer la thèse générale, qui ne consiste pas en des étapes déconnectées, mais en la suite nécessaire de toutes ces étapes ?

Au final, c'est au lecteur de reconstituer les thèses et les arguments que l'auteur apporte par le biais de ces exemples, mais ce choix d'exposition ne permet absolument pas, selon moi, de démontrer la nécessité de cette série d'étapes qui serait commune à tous les mythes de voyage du héros. Le livre manque de structure, Campbell se laissant souvent entrainer par son envie de raconter tel ou tel récit. L'introduction du livre est assez représentative de ce problème : c'est un immense fourre-tout de références, de citations, d'intentions à moitié explicitées.

Le deuxième gros problème de ce livre réside pour moi en l'usage que Campbell fait de la psychanalyse. Bien entendu, on ne peut pas nier la pertinence de l'analyse psychanalytique face à bon nombre de mythes, de rituels, de traditions (du mythe d'Oedipe, bien évidemment, aux rituels de circoncision). Néanmoins, les interprétations psychanalytiques de Campbell me semblent souvent pauvres : contrairement à ce que laissent espérer les grandes envolées lyriques de l'auteur, lorsque celui-ci prend un ton plus métaphysique, on retombe souvent sur cette grille de lecture psychanalytique agaçante qui consiste à tenter de réduire tout le patrimoine culturel de l'humanité à de vulgaires histoires de papa et de maman (critique que je ne généralise pas, bien évidemment, à l'ensemble de la psychanalyse). De ce fait, la foi aveugle que semble avoir Campbell en la psychanalyse est assez perturbante, on pensera par exemple aux passages très lyriques dans lesquels il compare l'analyste aux Shamans et autres oracles du passé (... mouais).
Les interprétations de Campbell ne volent souvent pas plus haut que la littérature de "Bien-être" et de "développement personnel" qui pullule aujourd'hui sur les rayonnages des librairies : en chacun de nous réside un héros, suivez la lumière des mythes vers le bonheur, etc. etc. (pour l'anecdote, en recevant la nouvelle édition du livre, j'avais été surpris de constater qu'il avait été publié dans une collection "Bien-être", ce qui est au final assez révélateur des a priori extrêmement positifs qui entourent ce livre). J'ai au final eu l'impression extrêmement désagréable que ce texte tentait de réduire l'incroyable richesse de ces mythes et légendes à une série de règles simples (et simplistes) de psycho/bien-être/développement personnel, ou en une structure narrative facile à reproduire par les aspirants écrivains.

Au final, cette "grande thèse de mythologie comparée" ressemble plutôt à une anthologie de mythes, contes et légendes, mâtinée d'interprétations psychanalysantes plus ou moins convaincantes (de mon point de vue, carrément moins). On est très loin de la puissance des textes que Nietzsche a consacré à la mythologie grecque, ou encore des travaux de J.-P. Vernant.

(Précision narcissico-chiante : en toute honnêteté, le livre mériterait sans doute au moins un 5, mais j'ai l'habitude de ne pas mettre la moyenne aux livres qui me tombent des mains avant leur fin, sachant que je suis généralement assez opiniâtre.)
Oberon_Sexton
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le 12 déc. 2013

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Oberon Sexton

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