Ce roman d'aventure est un des plus beaux romans que j'ai lu de ma vie. Jamais je n'avais été autant séduit par la plume et la poésie d'un auteur romanesque francophone, et il faut reconnaître à Jean Giono, cet auteur provençal dont les mots fleurent bon les vallées multicolores de Manosque, aux relents de lavande et de lilas, ce talent inimitable pour le "beau". Ce livre est exceptionnel de tous les points de vue, il est exigeant, stylistiquement éblouissant et fondamentalement grandiose. Ces pages nous content l'histoire d'un noble piémontais aux ambitions révolutionnaires qui, après un duel d'honneur lui ayant valu l'exil, parcourt la Provence Française de la Restauration afin de retrouver son frère de lait, Giuseppe. Harcelé par des longues énigmes quant à la dignité de son engagement, et pris de manière incessante dans les souvenirs frustres de sa vie de noble républicain de Turin, sa longue promenade prend des allures de chemin de croix. Et, dans cet cavalcade philosophique et littéraire, éclate sous la pression obsédante et oppressante d'une canicule impitoyable une épidémie de choléra sec qui ravage sans aucun scrupule les villes et villages de la région méditerranéenne. Par monts et vaux, cet aventurier qui se prénomme Angelo va au fil de ses rencontres retrouver peu à peu le sens de son existence et cheminer dans des paysages somptueux, dont la dangerosité ne fait que renforcer le charme. Ses compagnons de voyage, une nonne obèse, son frère de lait et finalement Pauline, cette jeune femme courageuse et voluptueuse donnent corps aux réflexions troubles et mélancoliques du jeune hussard d'à peine vint-huit ans.
Le roman est très complexe à résumer car sa narration se révèle être particulièrement atypique. Tout d'abord, il est presque un euphémisme de dire qu'elle prend son temps, le lecteur lit à la même vitesse qu'Angelo qui longe les rives de la Durance. Les descriptions sont longues sans être frustrantes, elles infiltrent le moindre détail pour en ressortir toute la poésie et ne s'embarrassent pas d'un impératif d'efficacité. Le rythme est très inégal et les différentes péripéties qui jalonnent le récit sont tour à tour soit très intenses, soit en apparence presque inutiles et anodines. Cependant, il faut se rendre compte que c'est justement dans cette inégalité d'intrigues que le roman est brillant : il épouse parfaitement un univers, un "cosmos" différent, un espace-temps rythmé par l'avancée d'Angelo, du choléra et de ses pensées. Le roman nous fait connaître des splendides moments de grâce : les visions mélancoliques d'Angelo sur les toits de Manosque pendant lesquelles il voit des hommes mourir, pendant lesquelles il sent l'odeur des charniers fumants et pendant lesquelles il se sent oppressé par cette saveur grasse, sucrée et écœurante si chère au cœur de Giono. Les aventures d'Angelo et la nonne resplendissent également par leur sensibilité, leur vérité et leur poésie. Que dire de la rencontre entre Angelo et Pauline, à la seule lumière du candélabre dans cette maison obscure ? Des retrouvailles des deux frères de lait et de Lavinia, la poule à l'étouffée ? Le roman se termine comme en apothéose avec le chemin que parcourent ces deux êtres qui s'aiment platoniquement, aux conversations grandiloquentes et pourtant si virevoltantes, et qui de par leurs actes se font l'amour mieux que des amants passionnés. Le roman, entre ses descriptions glauques du riz au lait surgissant des bouches malades des cholériques, et entre ses dialogues savamment orchestrées pour qu'ils restent suspendus entre le rêve et la réalité, comporte une vraisemblance remarquable car il s'ancre dans une réalité concrète, précise et presque encyclopédique. L'intrigue, par sa pauvreté du point de vue de l'action, centre tout sur le voyage mouvementé et pourtant si doux d'Angelo qui passe à travers barrages et maladies comme à travers sa propre vie, évanescente et romantique.
Le style est clairement ce qui se fait de mieux en France. Le sens, la "sensation" et la poésie des sonorités se mêlent et s'entremêlent comme des papillons qui parcourent la Provence si chère à l'auteur. Les descriptions sont si bien menées que chacune de ses phrases est aboutie comme le bijou d'un orfèvre, comme le diamant d'un bijoutier ou le tableau d'un maître. Se dessine devant les yeux ébahis du lecteur éberlué par tant de beauté le paysage parfait et fantasmagorique d'un Manosque oublié dans des temps pas moins oubliés. La fraîcheur de la Durance et la chaleur nauséeuse d'un soleil d'été nous provoquent une jouissance ponctuée de spasmes cholériques. Rien n'est laissé au hasard et l'auteur ne nous laisse jamais frustré d'un manque d'aboutissement dans une seule de ses pages. Tout s'agence merveilleusement bien et la sensibilité, qui parfois passe au dessus de la raison, nous permet d'apprécier parfois les divagations de l'homme à la redingote sans même tout à fait les comprendre. Jean Giono est un auteur qui donne goût à la littérature, à l'aventure et à l'art car il émaille de ses chef-d’œuvres le paysage culturel français. C'est en 1951, à Manosque même qu'il écrit ce roman merveilleusement réussi, et le lecteur sent à travers ses mots habiles, adroits et profonds, qu'il a compris un peu la nature de sa Provence et avec elle, un peu de la nature humaine.