"Le Joueur d'échecs" est une œuvre testamentaire de l'écrivain autrichien Stefan Zweig. Profondément marqué par la montée du nazisme en Europe, comme le reste de l’intelligentsia juive viennoise, il fut contraint de quitter son pays natal dès 1934 et s'exila à Londres, avant de partir au Brésil. En proie au désespoir face au naufrage des civilisations occidentales et un monde à l'agonie, il mit fin à ses jours en 1942.
Cette issue tragique ne saurait être dissociée de l'œuvre dont il est ici question tant elle semble incarner les obsessions et névroses de l'auteur, présentant à bien des égards des accents autobiographiques.
L'histoire nous est relatée par l'entremise d'un autrichien voyageant en direction de l'Argentine, ce qui n'est bien sûr pas sans rappeler la trajectoire de Zweig lui-même. L'un des passagers du paquebot sur lequel il se trouve embarqué n'est autre que Mirko Czentovic, champion mondial aux échecs. MacConnor, riche ingénieur écossais profondément agacé par les manières brusques de ce grand joueur, s'entête à le défier, malgré une différence de niveau abyssale. C'est alors qu'intervient, à l'occasion d'une revanche manifestement perdue d'avance, un certain Monsieur B. Grâce à ses précieux conseils, la partie disputée avec le numéro un mondial se solde par un nul.
La confrontation entre Czentovic et ce mystérieux individu est désormais très attendue. Ce duel psychologique dévoilera les impressionnantes aptitudes, ainsi que les failles de M. B face au champion.
"Le Joueur d'échecs" est sans conteste un chef d'oeuvre et l'une des plus éclatantes démonstrations de la capacité de Stefan Zweig à s'illustrer dans l'art de la nouvelle, avec d'indéniables qualités littéraires pour peu qu'on prenne le temps de s'attarder sur l'efficacité de la narration, la musicalité des phrases et les réflexions qui imprègnent le récit.
C'est aussi un livre qui parvient à retranscrire le vertige procuré par un jeu de stratégie comme les échecs dès lors qu'il fait intervenir des individus capables de mener une offensive et d'anticiper les attaques avec plus de six coups d'avance. Les parties s'apparentent alors à des arcanes indéchiffrables pour les non-initiés.
Ce tour de force dans le traitement d'une science ancestrale source de fascination et l'exposition de ses mécaniques n'est pas sans faire penser à la récente série "Le Jeu de la Dame".
La nouvelle repose avant tout sur l'opposition entre les personnalités de Mirko Czentovic et Monsieur B, telle une extension de leur style respectif, et l'écrivain exploite parfaitement cette dichotomie pour traduire la défaite de l'intellect et de l'élévation par la culture face à l'ascension des idéologies totalitaires en Europe, assimilables à des machines à broyer les esprits.
Ce qui distingue les deux adversaires tient autant à leur caractère qu'à leurs origines sociales, sans oublier des parcours et expériences de vie bien distincts, y compris en ce qui concerne la façon d'appréhender l'art des échecs.
Czentovic est un tacticien redoutable et taciturne, issu d'un milieu modeste. Il a grandi dans un village isolé, sans présenter de qualités particulières, jusqu'à ce qu'il découvre par hasard les échecs et s'avère être un réel prodige en la matière, enchaînant tournois et conquêtes. Dès l'âge de vingt ans, il est devenu champion du monde.
Mais en dehors de son domaine de prédilection, il est plutôt lent d'esprit, très orgueilleux puisque persuadé qu'il n'y a rien de plus important que ce dans quoi il excelle et incapable de pensée abstraite, dans la mesure où il ne peut s'entrainer ni mettre en œuvre ses stratégies sans support matériel.
M. B, de son côté, est bien plus proche de l'aristocratie d'un monde voué à dépérir avec les transformations radicales que traversent les sociétés européennes. Il dirigeait une étude d'avocat en Autriche, proche de la famille royale, et dissimulait d'importantes sommes au régime nazi, ce qui lui a valu de s'attirer les foudres de la Gestapo. Enfermé dans une chambre de luxe à Vienne, il a dû endurer de nombreux interrogatoires.
Ce qu'il a subi repose sur des procédés autrement plus raffinés que les exactions perpétrées par les SS dans les camps de concentration, soit une torture psychologique liée au fait d'être totalement coupé du monde extérieur et assailli de doutes sur les informations à communiquer sans se trahir ou incriminer ses contacts, sachant qu'il n'avait aucune idée de l'étendue du savoir de la police secrète.
Son esprit tournait à vide et perdait progressivement pied, jusqu'à ce qu'il mette la main sur un livre d'échecs grâce auquel il est parvenu à stimuler à nouveau la vivacité de son esprit. Après avoir assimilé la totalité des parties disputées par les plus grands joueurs du monde et s'être muré dans une sorte de palais mental, il a réussi à reproduire et disputer des parties sans échiquier par sa capacité d'abstraction.
Mais la solitude l'a poussé à jouer contre lui-même et exercer un dédoublement de la pensée supposant une fragmentation de la conscience. La folie latente liée à son isolement et aux pressions exercées par la Gestapo a ainsi été supplantée par son obsession maladive pour les échecs, raison pour laquelle il s'est décidé à ne plus y prendre part jusqu'à cette rencontre fortuite avec le champion mondial.
Cette confrontation est le point d'orgue de la nouvelle de Stefan Zweig, Monsieur B s'avérant capable de faire chanceler Czentovic, jusqu'à ce qu'exaspéré par la lenteur calculée d'un adversaire bien décidé à exploiter sa vulnérabilité psychique, il s'impatiente et finisse par être assailli des mêmes symptômes que ceux qui l'avaient mené par le passé à l'antre de la folie.
Ce qui semble relever de la démence découle toutefois en partie du fait que le génie de ce personnage l'a poussé à se projeter bien plus loin que le commun des mortels, comme s'il n'évoluait plus sur le même plan de réalité, à l'instar de l'artiste peintre dans la nouvelle "Le Chef-d'oeuvre inconnu" d'Honoré de Balzac.
On peut également y voir l'extinction d'une certaine idée de la civilisation européenne et sa puissance d'abstraction face au délitement du monde.