N’est-il pas diablement aisé de se prendre pour un grand homme quand on ne soupçonne pas le moins du monde qu’un Rembrandt, un Beethoven, un Dante ou un Napoléon ont jamais existé ?
Tout commence par la description de la ruse et du rustre du nouveau champion du monde d'échecs : Mirko Czentovic. Le jeune premier était un dernier de file. Paysan, orphelin élevé par le curé du village depuis l'âge de ses douze ans, il est profondément débile, ou en tout cas complètement illettré, si bien qu'il est comparé à l'âne de Balaam de l'Ancien Testament. C'est finalement bien la Providence divine qui le frappe, révélant par le hasard le plus pur un génie obtus en noir et blanc. L'ami du narrateur se fait alors le relais des articles de presse sur le Serbe et renforce ainsi son intérêt pour ce jeune homme mystérieux.
Les monomaniaques de tout poil, les gens qui sont possédés par une seule idée m’ont toujours spécialement intrigué, car plus un esprit se limite, plus il touche par ailleurs à l’infini.
On sent ici poindre dans ce personnage l'incarnation de Zweig et sa passion non pour le jeu d'échecs mais pour ses joueurs ; il aime à étudier cette intelligence monovalente, infinité infinitésimale, monomanie spécifique qui auréole le jeu royal. Mais peut-on réellement parler d'un jeu ?
Mais n’est-ce pas déjà l’insulter injurieusement que d’appeler les échecs un jeu ?
Et puis, à l'image des parties qui se jouent, le récit bascule, et celui qu'on croyait le centre du roman devient l'adversaire qui donne tout son sens au reflet de notre personnage. Tel l'enfant qui découvre un mystérieux écrin dans un tiroir de secrétaire ou le stratège qui trouve une tactique lui offrant un mouvement de position audacieux, l'histoire de Czentovic laisse place à celle de Me B. Cet avocat de la haute société autrichienne donne tout son sens et sa réalité à l'oeuvre.
Mais, si dépourvues de matière qu'elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d'un point d'appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle.
Son sens, car il est le centre du roman, le fond du récit. Si Zweig avait au départ publié Le Joueur d'échecs avec pour titre Nouvelle du jeu d'échecs, c'est bien car il s'agit d'une nouvelle psychologique traitant de la torture du néant et de la mémoire contaminée par la folie. Tout autant que le jeu d'échecs est bien plus qu'un jeu, Le Joueur d'échecs est bien plus qu'une Nouvelle sur le jeu d'échecs.
Vouloir jouer aux échecs contre soi-même est aussi paradoxal que vouloir marcher sur son ombre.
Sa réalité, car Me B est véritablement la projection de l'écrivain autrichien en sa propre oeuvre. En la lisant, vous tenez entre vos mains son dernier manuscrit écrit pendant les derniers mois de sa vie au Brésil avant son suicide. Cet écrit posthume est le témoin des préoccupations d'un Juif exilé en Amérique latine au moment de l'avènement du nazisme. Il est un aveu d'échec, le diagnostic d'une perte de conscience, le constat d'un danger.