Tchinguiz Aïtmatov est l'un des rares auteurs (disons même, l'une des rares personnalités) kirghizes dont la notoriété s'est propagée hors de son pays. En France, on a eu la chance d'une traduction pour la plupart de ses œuvres, souvent des contes au propos très clair qui parlent de nature, de guerre, d'amour, enchevêtrant souvent les trois. Le Léopard des neiges, fable écolo et romantique aux accents chamaniques, est tout à fait dans le ton. Le livre récupère des thèmes ancestraux issus de la tradition kirghize, au premier plan desquels l'importance du mariage, de la virilité masculine, la nécessité de subvenir aux besoins de sa famille qui passera toujours au-dessus de tout. Ils les mêle à d'autres concepts beaucoup contemporains, où il est question de l'émancipation de la femme, du respect de la nature, de la conscience de l'inégalité entre les peuples, de la banalisation d'une culture de masse qui vient menacer jusqu'aux fondations de la civilisation, qui naît, chez Aïtmatov, de la terre même, de la nature, des montagnes... Le livre est traduit du russe, ce qui lui donne un caractère immédiatement reconnaissable : les phrases sont pleines de poésie, portées par des verbes et des adjectifs qui vont à l'essentiel. C'est un style particulier, que l'auteur et les traducteurs maîtrisent totalement, et qui permet de s'immerger sans problème dans cette aventure écrite avec des mots simples. Il est question des destins croisés d'un léopard des neiges, animal très respecté au Kirghizistan, presque mythique, et d'un homme, journaliste de métier, désabusé et sans espoir. Les deux personnages ont en commun la perte de leur virilité, qui équivaut, pour les hommes d'Asie centrale, au déshonneur suprême, synonyme de bannissement et de mort. L'animal et l'homme se sont chacun fait voler leur amoureuse. Celle d'Arsène, plus particulièrement, qui l'a laissé en plan avec ses grands idéaux de vérité et de révolution, qui, attirée par les sirènes de l'argent et de la célébrité, est partie au bras d'un producteur de musique pop lui ayant offert la gloire qu'Arsène ne pouvait lui apporter. On suit les déambulations blasées d'Arsène et Jaabarss (le léopard) sur deux tableaux, partageant leurs doutes et leur amertume, jusqu'à ce que leurs routes se croisent, scellant une union dramatique qui les transformera peu ou prou en martyrs du monde moderne.
Aïtmatov est un homme plein d'inquiétudes et d'idéaux, qui réussit avec Le Léopard des neiges à parler avec sagesse de thèmes simples et universels. Le livre permet de cerner une certaine philosophie de vie orientale, laquelle est restée attachée à des valeurs que notre monde moderne a effectivement depuis longtemps perdu de vue. Il montre aussi à quel point celle-ci est menacée par l'expansion galopante d'une culture de masse qui s'étend jusque dans les yourtes des nomades et dans les villages reculés. Avec ses nombreuses références à des mythes locaux et universels (la légende l’Éternelle fiancée, très jolie), le récit peut être considéré sous de nombreux angles (et leur contraire) : l'impossible survie des traditions, l'immortalité des gens amoureux, les conséquences de la cupidité. L'histoire se termine de manière à la fois très prévisible et très puissante, liant avec beaucoup d'adresse des thèmes multiples qui offrent autant une meilleure compréhension des enjeux contemporains en Asie centrale qu'un regard différent sur... l'amour, dont il est question de bout en bout, qu'Aïtmatov capture avec talent, dans ce qu'il a de meilleur comme de pire. Il montre que dans son monde de mâles à la virilité meurtrie, au machisme défaillant, c'est encore et toujours l'amour qui gouverne les trajectoires des hommes et des femmes, qui crée les meilleures avancées et les pires désastres, qui permet, au même titre que la mondialisation et l'évolution des technologies, aux gens de se croire uniques, de bénéficier pour la première fois de leur individualité, au risque de leur donner le pouvoir de commettre des actes terribles. C'est par ailleurs en héritier direct du communisme qu'Aïtmatov se permet une réflexion profuse et féconde sur le "vivre ensemble", à travers ce dénouement fort qui entraîne son lecteur dans un tourbillon de questions, politiques, sociologiques, personnelles. Certainement l'un des meilleurs auteurs pour découvrir et comprendre l'état d'esprit actuel des ces contrées orientales, finalement pas si lointaines...
"Mais toi, l'égaré utopiste et enthousiaste, que faisais-tu là, planté sur leur chemin et pleinement conscient de tout cela ? Étais-tu devenu un sacrificateur intimidé qui fait l'offrande, les mains tremblantes, de tout ce qu'il a y compris-lui même à la horde des businessmen ? Irais-tu jusqu'à te défaire de l'amour, à l'offrir sur un plateau – tenez, que cela ne soit plus un obstacle – et accepter l'abdication forcée de tout ce qui pour toi constitue l'élément essentiel de la beauté et du sens de la vie, de cette parcelle d'éternité envoyée par Dieu lui-même ? Car, selon toi, l'amour est un don de l'univers, de l'énergie octroyée par l'éternité – voilà comment tu interprètes le phénomène de l'amour ! Quant à l'extase de l'union, c'est pour toi une rencontre non dénuée de péché entre le fantôme de l'éternité et l'instantanéité de la vie terrestre, « ici et maintenant », et c'est pourquoi le triomphe des passions impétueuses et de la sensibilité des amoureux dissimulent en même temps les tragédies et les drames de l'amour qui, dans la destinée humaine, apportent les tiraillements de l'être vivant entre ciel et terre."
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