J'ai attendu longuement avant de lire ce livre, parce que trop de gens m'en avait parlé avec enthousiasme, voire lyrisme et passion ; et ce n'est pas bon d'arriver dans un livre avec trop d'espérances. Je l'ai finalement lu d'une traite, comme en apnée, pour en saisir toute la vision, la portée et la réflexion. Hermann Hesse produit là ce qui est à juste titre considéré comme son meilleur roman. Il traite d'un personnage désabusé, accablé par la bêtise moderne ; on suit une analyse de la société bourgeoise des années 20, avec en contrepoint des réflexions sur la culture, pour plonger finalement dans des scènes fantastiques qui ont fait la renommée du livre.
Je dois dire que, tout de même, l'aspect didactique du livre m'a agacé. Hesse a des marottes et ne se prive pas de nous le rappeler : Bouddha, par exemple. Et l'on revient souvent sur les mêmes thèmes, même s'il arrive à ce que cela ne passe pas pour de ressassement. Néanmoins, le roman est court et vif, Hesse ne s'étend pas trop, même si l'on est toujours proche, trop proche à mon goût, du roman à thèse. Néanmoins, on est obligé de concéder que la réflexion est dans l'ensemble assez fine, et que Hermann Hesse crée un personnage qui porte des interrogations et des dégoûts que nous avons tous plus ou moins ressenti : sa diatribe contre le jazz ressemble étrangement à celle des snobs d'aujourd'hui contre le rap, son rejet de l'américanisation est toujours d'actualité, son constat de décadence et de vide culturel également.
Une des réussites est que, dans tout le monde, Harry Haller est mis face à des contradicteurs, comme dans les deux récits extradiégétiques : la "Préface de l'éditeur" et le "Traité du Loup des Steppes", qui fondent une superbe mise en abîme. Puis, surtout, il est mis face à Hermine, face à Goethe et à Mozart. Le narrateur brouille les pistes, nous fait tantôt pencher vers l'avis de Haller, tantôt nous le fait mépriser et trouver grotesque. Du coup, l'aspect didactique s'estompe, ce qui est toujours une bonne chose.
Mais ce qui m'a le plus marqué dans ce roman, ce n'est pas tant l'aspect réflexif que l'aspect narratif. Le rêve de rencontre avec Goethe et la scène du théâtre magique sont deux grands moments de littérature. Hermann Hesse brise avec subtilité le réalisme, il ne s'agit pas de faire de la critique sociale mais de célébrer les pouvoirs de la littérature. Dans le théâtre magique, la scène de la guerre est presque kafkaïenne, elle porte une absurdité et une aridité qui m'ont plu. De manière générale, j'aime bien les moments de rêve, en littérature comme en peinture ou au cinéma.
Finalement, c'est la culture tout entière qui est mise en question, et la littérature en particulier. Le roman ne donne pas de morale, pas de savoir à utiliser. On pourrait s'attacher à parler de "morale de la beauté", et dire que la scène du théâtre magique nous élève pas sa puissance et permet de sortir du désespoir créé par le vide culturel d'une époque ; mais l'impression globale qui se dégage m'a semblé plutôt pessimiste, ce qui s'explique grandement par la position de Hesse dans une entre-deux-guerre qui mènera à la catastrophe, ce dont il a très bien conscience, comme l'explique à plusieurs reprises Harry Haller.
A vrai dire, je dois avouer que ce roman m'a vraiment plus. Disons qu'il a irriguer ma réflexion, et que sa vivacité, ses entrelacs littéraires, son jeu sur les genres et sur les tons, m'ont semblé intéressant. On est encore en-dessous, je pense, de la virtuosité de Boulgakov dans "Le Maître et Marguerite" pour le fantastique, ou de la réflexion vertigineuse de Dostoïevski dans ses plus grandes œuvres, mais nous avons tout de même ici un très bon roman, efficace et subtil, qui n'en a pas fini d'irriguer notre pensée.
(J'ai écrit l'original de cette critique ici : http://wildcritics.com/?q=critiques/le-loup-des-steppes-hermann-hesse)