Le Misanthrope est une pièce créée par la compagnie de Molière en 1666. Loin du standard farcesque des comédies de situation à l'italienne qui avaient fait les premiers succès de l'auteur, « l'atrabilaire amoureux » met en scène, dans la continuité de Tartuffe ou du Dom Juan, un protagoniste au caractère assez noir dont le comportement conflictuel face à la société fournira le tissu de la pièce.
L'argument de ce morceau de comédie grinçante est connu : Alceste déteste viscéralement le monde et l'hypocrisie de ses rapports sociaux, au point de se renfermer de plus en plus dans son logis pour finalement embrasser le désir de fuir Paris et de se murer dans la solitude. Seule ombre au tableau : ses désirs violents et extrêmes, qui s'incarnent dans le vomissement du genre humain, trouvent un autre expédient ; l'attirance pour Célimène, une jeune veuve arbitre des élégances, qui éprouve bien du mal à se déclarer pour l'un ou pour l'autre de ses nombreux prétendants.
Le Misanthrope est certainement l'une des pièces les plus fascinantes de Molière, tant sa capacité à explorer la psychologie du désir et la syntaxe du conflit amoureux se fait profonde. La torture intérieure que subit Alceste, lentement déchiré par sa haine maladive et ses contradictions internes, crée un dilemme qui dans l'exécution n'a franchement pas grand chose à envier aux grands canons de la tragédie du même temps, avec ce soupçon d'horreur en plus que le réalisme de la comédie apporte toujours, justement signalé par Ionesco dans ses Contre-notes.
Au-delà de la noirceur pure du personnage éponyme, Le Misanthrope livre avec Célimène un grand portrait de femme, acide, amoindri sans doute par certaines conventions d'époque qui refusent une ampleur réellement sublime au caractère de la coquette mais qui frôle souvent l'envolée. Il ne manquerait pas beaucoup à la pourvoyeuse d'épigrammes pour être un prototype de Merteuil, mais là encore tout dépend des interprétations. On regrettera tout de même que, malgré ses importantes scènes de triomphe en salon, l'antagoniste ne bénéficie pas ultimement d'une sortie de scène qui lui est digne. Elle permet en tout cas d'apporter à la pièce des scènes de duels en humiliation publique au cordeau.
On pourra éventuellement déplorer une composition un peu lâche du texte, avec des actes II et IV peut-être trop en miroir et des personnages secondaires commodes, effacés, brandis surtout pour permettre certaines bascules de l'intrigue opportunes ; mais l'ombre apaisante de Philinte vient au milieu de tout cela créer un havre de paix, médiocre humain sans doute mais incontestablement le plus vivant des nombreux ridicules qui se pavanent sur scène avec violence.
Le Misanthrope est un grand texte, un texte qu'il est impossible de lire sans reconnaître au moins en partie un tourment intime dont la vérité demeure inchangée au fil des siècles. Il est facile de haïr son désir. Il est difficile d'estimer si la souffrance rend excusable.