"Le monde d'hier" paraît pour la première fois en 1944. Deux ans après le suicide de son auteur, dix ans après son exil anglais puis brésilien, loin de l'air autrichien rendu irrespirable par la montée du nazisme. Autobiographie crépusculaire, le livre retrace la carrière et la vie d'un Zweig humaniste, profondément attaché au Vieux Continent, et désespéré par les déchirements des deux guerres mondiales qu'il traverse.
Toujours latent, le Stefan Zweig auteur est plutôt absent de cette chronologie européenne. Si la littérature jalonne sa vie, il ne s'attache jamais à la genèse ou à la description de ses œuvres. Tout au plus mentionne-t-il certaines découvertes qu'il juge importantes (traductions de Rimbaud, Keats, biographie de Dostoïevski,...).
Le sujet du livre n'est donc pas l'auteur mais l'homme, l'européen, ses amitiés nationales et internationales, ses admirations, ses combats publics ou privés pour préserver la paix et la culture d'une Europe qu'il ne conçoit qu'unie et préservée des tensions nationalistes. Il tombe mal, jamais le content ne sera aussi violemment secouée par la xénophobie et les conflits fratricides qu'alors.
Zweig ne nous laisse jamais succomber à l'optimisme de ses jeunes années. Dès la préface, il nous informe de ses intentions :retracer, à travers sa modeste expérience d'individu européen du début du siècle, comment nous en sommes arrivés "là", "là" désignant le sommet d'horreur et d'inhumanité atteint par Hitler et ses séides en 1942, date du point final de cette œuvre et de l'existence de son créateur. Ses moments de joie, ses espoirs et ses enthousiasmes s'accompagnent donc tous d'un goût amer, conscients que sont l'auteur et son lecteur de leur caractère éphémère et vain. Amertume cruelle, car Zweig mène alors une vie généreuse et incroyablement riche en rencontres (Strauss, Rilke, Joyce, Freud, l'homme rencontre et se lie d'amitié avec quasiment tout ce que l'Europe compte de génies à l'aube du vingtième siècle).
Loin de se contenter de la simple contemplation rétrospective de ses amitiés, l'auteur nous communique toute l'universalité qui motive alors le milieu littéraire qu'il fréquente, et s'attache en particulier à décrire ses démarches de rapprochement franco-allemand en pleine première guerre mondiale, sa lutte contre la xénophobie des masses, son dégoût de la propagande guerrière qui jettera l'Europe dans la guerre, puis dans les bras d'Hitler.
La finesse d'analyse de Zweig se retrouve dans la distance qu'il sait prendre avec son époque et ses sursauts politiques. Refusant systématiquement le rôle public qu'on lui offre - il est alors au sommet de sa gloire - il vit l'entre-deux-guerres en observateur avisé, et de plus en plus inquiet, des passions humaines et des manipulations de masse. Voyant ses amis tomber qui dans le nationalisme, qui dans le communisme bolchévique, c'est de plus en plus seul qu'il défend l'idéal d'une Europe unie et digne héritière des Lumières. Et c'est dans une solitude sans rémission qu'il s'exile, à Londres, quand les nazis commencent à brûler ses livres.
"Un monde d'hier" pourrait donc être une lecture indispensable, comme pan de nôtre histoire contemporaine revisitée par une de ses plus grandes plumes. C'en est peut-être une. Mais elle est frustrante, parce qu'on attend de Zweig des analyses et des explications qui ne viennent pas, soit qu'il s'y refuse soit qu'elles lui échappent. On sent sa prudence, puis sa méfiance à l'égard des discours politiques qui structurent puis déchirent l'Europe, et c'est un témoignage d'importance que d'avoir un oeil allemand aussi avisé quand on est français, et incidemment très ignorant de l'histoire de "l'ennemi" d'alors. On peine pourtant à en tirer quelque chose d'universel, perdus que nous sommes dans l'énumération de ces petites et grandes rencontres, de ces petits et grands combats.
Jamais lyrique, jamais grandiloquent, Zweig s'adresse à notre cerveau plutôt qu'à nos tripes, s'avérant plus historien que romancier. Bien sûr, quelques passages offrent des résonances particulières avec notre vie à nous : son constat désabusé du naufrage de la parole littéraire, influente et populaire en 1914, impuissante et inaudible en 1939, la force des mots anesthésiée par 20 ans de propagande brutale, trouve nécessairement écho dans notre époque où plus aucun mot n'a de valeur propre, où tout est com' et publicité. Mais la plupart du temps Zweig ne nous offre qu'une place de témoin, privilégié mais distant, de la marche du monde d'hier, privant ainsi son récit d'une envergure plus large et d'une vision plus ample, plus intemporelle.
On attendait forcément plus du testament d'un aussi grand auteur.