Comme s'il avait senti que son monde allait de nouveau basculer, que de son vivant il ne verrait plus l'Europe libérée de ses démons, c'est en 1934, juste après l'accession d'Hitler au pouvoir en Allemagne, que Stefan Zweig commence la rédaction de ces mémoires, lui qui ne devait mourir qu'une dizaine d'années plus tard. C'est que sa conscience spirituelle, son esprit si pleinement indépendant, pacifiste et européen, son espoir de voir ces nations d'occident s'unir par la culture et l'amitié, cette innocence crédule et presque naïve de son aveu même l'ont alors abandonnés.
Emouvante tragédie que celle de cet artiste célébré puis honni, élevé puis déchu, chantre de la paix européenne et de la fraternité entre les peuples qui toujours a gardé la même humilité et le même enchantement au contact de ses illustres contemporains. Ces mêmes intellectuels qu'il vénérait avec la dernière passion sans jamais les juger mais toujours en révélant d'eux leur meilleure facette, leur plus digne combat, et au rang desquels jamais il n'aurait imaginé un jour s'élever. Et c'est cette limpide compréhension du monde qui transparait dans les dernières pages, les plus sombres mais aussi les plus justes de son livre : lorsqu'il revient, jamais aussi touchant, sur l'éternel fardeau de son peuple martyr, lui qui n'avait pourtant jamais brandi son judaïsme et toujours refusé de s'engager dans la lutte sioniste.
Certes, dans une autobiographie, l'on se peint certainement comme l'on voudrait être ou avoir été. Et celle-ci conserve ses zones d'ombre et une modestie si limpide qu'elle nous en parait presque suspecte aujourd'hui. Mais la corde nostalgique et historique que Zweig fait vibrer dans son ultime oeuvre ainsi que la finesse et la simplicité de son tendre regard suffit à nous convaincre de sa valeur, sinon en tant qu'artiste du moins en tant qu'homme. Un homme plus que jamais conscient et fier de ses multiples appartenances : juif par le sang, autrichien par la culture, européen par la foi, humaniste, surtout, par la destinée.
Il se voulait sans doute, à son corps défendant, la pierre angulaire de la construction d'une Europe unie ; il ne fut durant sa vie qu'un petit caillou protéiforme et décidé, jeté dans les roues de l'Histoire et qui aura tout tenté, à son humble échelle pour modifier le cours des choses. Ce combat qu'il a mené avec l'énergie de la jeunesse d'abord, puis celle du désespoir, l'a finalement emporté. Tel le petit cheval de Brassens, il n'aura jamais vu le printemps d'une Europe enfin soudée au devant. Mais une chose est sûre, nous en sommes les témoins, c'est que sa mort ni son combat ne furent vains.
Ajout le 23/09/16 : à lire dans la continuité de ce beau témoignage (le livre, pas ma critique), cet article d'Alain Frachon au Monde (éditions abonnés) qui rappelle à quel point l'humain est un animal à mémoire courte :
"Trump, Poutine, Marine Le Pen et Stephan Zweig"