"D'un seul trait de plume, le sens de toute une vie s'était transformé en non-sens ; je continuais à écrire, à penser en allemand, mais chacune de mes pensées, chaque vœu que je formais étaient du côté des pays qui avaient pris les armes pour défendre la liberté du monde. Tout autre lien, tout ce qui avait été, tout le passé était déchiré et brisé, et je savais qu'après cette guerre tout devrait recommencer depuis le début. Car la tâche la plus intime à laquelle j'avais consacré pendant quarante années toute ma force de convictions, l'union pacifique de l'Europe, cette tâche avait échoué. Ce que j'avais craint plus que ma propre mort, la guerre de tous contre tous, s'était maintenant déchaîné pour la seconde fois".
Il n'est pas aisé d'écrire quelques mots après avoir exposé le cœur de la pensée de Stefan Zweig, sa sensibilité, son engagement, sa conviction la plus profonde, celle pour laquelle il s'est donné la mort. Stefan Zweig n'est peut-être pas mort sur un champ de bataille - il n'aurait probablement pas fait un grand soldat - mais il est mort la plume à la main défendant jusqu'à son dernier souffle un idéal européen.
Stefan Zweig était l'écrivain le plus traduit dans le monde. Pourtant, l'annonce de sa mort lui a valu une simple brève dans les journaux français.
Stefan Zweig était ce que l'on exècrerait aujourd'hui sur les réseaux sociaux : un intellectuel autrichien, juif, cosmopolite pour ne pas dire libéral, un riche bourgeois qui, pour certains, n'est bon qu'à donner des leçons.
Il vivait des autres, non pas dans une dépendance exacerbée, mais avec cette obsession de comprendre, d'échanger et de débattre, et surtout de décrire ce qui existe de l'autre côté de nos frontières.
Ce livre, Le Monde d'hier mais qui, d'après une lettre de l'auteur à son traducteur argentin, aurait pu s'appeler Une vie pour l'Europe, est un témoignage précieux. C'est un plaidoyer vibrant en faveur d'une Europe unie et qui, malgré le contexte particulier de sa rédaction, trouve encore un écho dans nos sociétés du XXIème siècle. J'en veux pour exemple qu'il relate avec une grande pertinence l'incroyable puissance de l'instantanéité de l'information.
Enfin, ce récit est un terrible testament car, déjà, entre ces lignes, on comprend qu'un homme qui a autant défendu l'Europe ne peut pas survivre au chaos généralisé et institutionnalisé. Stefan Zweig, devenu apatride, étranger aux yeux de son pays mais aussi aux yeux de l'Europe qu'il a, avec force et passion, tant aimée, est tombé au combat des idées. Il ne reste que ce livre intime et singulier dont le manuscrit a été envoyé à l'éditeur la veille du suicide de l'auteur.