Ni plus ni moins que la vie publique et intellectuelle de Zweig, depuis le secondaire dans les années 1890 jusqu'à la seconde guerre mondiale. Comme il le dit dès le début, sa vie ne mérite d'être relatée qu'en ce qu'elle représente son temps.
Zweig décrit avec des mots très précis l'édifice social et culturel qu'est l'Autriche, empire millénaire en cette fin de siècle. Synthèse miraculeuse de l'indolence méditerranéenne, la "Tüchtigkeit" germaine et une sorte de fatalité slave. Tout n'était qu'ordre, tout était à sa place, et cette règlementation extrême de la vie sociale a permis l'éclosion d'une école littéraire de grande qualité. Si Zweig la présente comme le point d'acme -la quintessence- du raffinement dont est capable l'homme, la postérité nous révèle les choses un peu différemment. Parmi ces auteurs de la Mitteleuropa, peu sont passés jusqu'à nous à part Zweig, Musil et quelques autres. Et un nom comme Hugo von Hoffmanstahl qui émut tant le landerneau par exemple ne dit plus rien au profane. Zweig explique bien comment dans cet ordre absolu, tellement figé qu'il finissait par apparaître immanent pour ses contemporains, les juifs ont pris la place à la fois de mécène et d'acteur de la vie intellectuelle viennoise.
Il explique également comment lui, en tant que juif, se sentait à la fois israélite et autrichien, attaché à ce pays par la naissance, la langue et la culture. Ses mots remettent à leur place la culture, la nationalité et la confession dans l'identité d'une personne et méritent largement d'être rappelés aujourd'hui. Dommage qu'un de nos contemporains n'aient pas une plume aussi virtuose pour expliquer magistralement en quoi on peut être Français et juif, Français et musulman [1]. Mais Zweig lancé au grand galop, c'est une qualité d'expression au-dessus de nos porte-bics qui se fendent d'éditoriaux complètement bidons dans des hebdomadaires sur papier glacé (malheureusement souvent reproduits dans les versions en ligne).
Un autre tableau se dessine au fil de la lecture et me frappe : la ressemblance de ses contemporains avec notre homme moderne.
Alors qu'une multitude de progrès et de "révolutions" technologiques nous séparent de son époque, son attitude intellectuelle ressemble trop à la notre pour y voir une coincidence. Si l'écume des choses a largement changé d'aspect en 125 ans (2 guerres mondiales, shoah plus jamais ça, le terrorisme internet les génocides le communisme l'indépendance l'environnement), l'homme en tant que sujet est resté le même. On nous a vendu bouleversements et révolutions, et voilà que j'ai senti à la lecture que Zweig n'aurait pas dépareillé à l'heure d'internet. Ca va même plus loin : des phénomènes anthropologiques qu'on taxait de nouveau, conséquences dans nos vies de l'hypercommunication et de l'interconnexion planétaire existaient déjà avant que tout ceci n'advienne.
Je veux distinguer deux éléments psychologiques parmi ces phénomènes.
Tout d'abord, la propension à consommer la nouveauté. La frénésie du buzz, le hipsterisme, sentir la tendance. Tout ceci existait déjà à l'époque. La façon dont de jeunes lycéens connaissaient tout une faune d'écrivains qui publiaient dans d'obscures revues des pays voisins, l'acharnement qu'ils mettaient à découvrir un "Dichter", un homme de lettres avant leurs camarades, le prestige qu'ils tiraient d'une découverte qui se révélait fameuse, tout ceci était le quotidien de ces jeunes garçons qui déployaient des prodiges d'inventivité pour se procurer des ressources et des connaissances qui reposaient loin d'eux.
Le second est cette espèce de relation mystique qu'entretient Zweig avec les grands esprits de son époque. Il y a dans sa vie une constance à trouver son réconfort, le miel de son existence à suivre les traces de ceux qu'il s'élit comme héros. Comme le sujet moderne se choisit ses prescripteurs, ses curateurs, de même Zweig choisissait des esprits avec qui il se mettait en commerce et participait ainsi à une mise en scène du "Je" face à des manifestations humaine du génie artistique. Un peu comme aujourd'hui, un anonyme peut suivre ses célébrités sur Twitter, Zweig suivait ses curateurs [2], les rencontrant au gré de ses nombreux voyages. Rolland, Rilke, Verhaeren ou le sculpteur Rodin. Cela va même plus loin : il consacrait ses voyages à se rendre sur la tombe des grands hommes, visitant leur demeure, dînant aux restaurants qu'ils fréquentaient, comme s'il tentait de retrouver dans les lieux une le visage, l'odeur, les manifestations organiques de tel artiste. On ne peut évidemment nier que sa propre qualité littéraire lui a permis l'accès à l'élite culturelle de chaque pays et lui a assuré la courtoise réception de ses requêtes et diverses entreprises (jusqu'auprès de Mussolini himself), il n'empêche que ce livre décrit admirablement ce rapport personnel à l'universel, celui de l'individu au "trésor intellectuel" que constitue dans chaque pays les artistes de la plus grande qualité.
Il évoque aussi le rapport à l'apatrie, se retrouvant déchu de sa nationalité, voyageant sans cesse et se retrouvant "juif errant", lui qui était chez lui en Autriche. Ses brèves explications sur son refus de s'engager dans le sionisme de son ami Herzl sont également essentielles. Il comprit tout de suite l'importance qu'allait avoir dans l'équilibre mondial ce mouvement du retour en Israël qui unissait les opulents bourgeois de Vienne et les miséreux de Galicie.
On en vient ainsi à l'ultime qualité de ce livre, qui est la clairvoyance de son auteur. A travers la chronique qu'il tient, on est frappé par la lucidité et l'adresse avec laquelle il analyse l'état d'un pays, la volonté profonde de son peuple malgré toutes les agitations politiques. Ainsi l'Autriche après la guerre, l'esprit Prussien contaminant peu à peu toute la zone germanophone (car oui, l'hitlérisme n'est qu'une culmination de l'esprit Prussien), mais aussi la France de l'entre deux guerre ou la Suisse intrigante pendant la première guerre mondiale. Il a assez de recul pour s'extraire du tumulte et livrer des impressions justes.
Un superbe livre, qui rafraichit l'esprit sur l'identité européenne, à l'heure où la notion d'Europe s'est vidée de son sens culturel pour devenir un item de la novlangue politique.
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[1] Aujourd'hui nous avons Marek Halter en 4 par 3 dans le métro parisien qui nous pousse à nous réconcilier mais est-ce comparable?
[2] Nous dirions aujourd'hui ses "inspirateurs". Quel vilain mot, merci ted.com