En maitre du « would prefer not to », et voyant que décidément les hommes étaient si peu concentrés qu’il leur faudrait encore cent ans pour comprendre qu’il était un des plus grands écrivains étasuniens, Melville a très jeune arrêté de publier des romans, pour devenir employé des douanes. Seulement il faut croire que le génie est une démangeaison difficile à ne pas gratter, et par ci par là, heureusement, il a continué à écrire, d’abord de petites nouvelles qui paraissaient dans l’indifférence générale de mensuels vite froissés, vite oubliés, puis des poèmes qu’il gardait le plus souvent pour lui, puis plus rien qu’un dernier texte toujours recommencé - Billy Bud - s’enfermant dans un silence qui dura trente ans, jusqu’à sa mort.
Les onze textes réunis ici sont la quasi-totalité (à 2 près) de cette production nouvelliste souterraine, et chacun vient confirmer la magnificence d’un talent unanimement dédaigné. Melville est un maître de l’ironie, de cette douce et poignante distance qui ne fait que prouver son amour des choses et des êtres, à tel point qu’il ne peut s’en approcher de trop près sous peine d’être brûlé, et l’hilarante obsession que le narrateur de Ma cheminée et moi porte à son imposante cheminée n’en est qu’une métaphore à peine dissimulée. Alternant les portraits de personnages hauts en couleurs et la description à la première personne de scènes quotidiennes, le narrateur amusé décrypte les liens invisibles qui existent entre les situations et les lieux éloignés qu’il a traversés, et ces histoires banales deviennent sous la plume d’Herman de véritables films, emporté par un humour digne des plus grands humoristes britanniques. Melville passe dans l’indifférence générale, ce qui lui permet de cueillir toutes les fleurs multicolores de l’existence qui sans lui nous auraient échappées. Un coq, une table qui fait tic tac, des diners de célibataires heureux, des messes surchauffées, un ancien milliardaire devenu mendiant, un marin taiseux, autant de rencontres qui donnent lieu à des enquêtes remplies de fantaisie, où l’important toujours est d’aller derrière les apparences pour comprendre ce qui relie les choses, et partant les êtres, monceaux de solitude qui ne demandaient pourtant qu’à être trouvés.
La leçon de Melville est peut-être là : l’important est toujours camouflé, l’évidence n’a aucun intêret. C’est à se demander si le bougre n’a pas fait exprès de concocter Moby Dick comme un énorme arbre à même de cacher la merveilleuse petite forêt des ses autres oeuvres, rajoutant pour les happy few, en marge de leur dégustation, la satisfaction de savoir qu’il s’agirait là d’un cadeau d’élection. Happy failure ! comme le dit si bien le titre de la cinquième nouvelle...