[Attention, je divulgache] Pour le premier tome de cette fameuse trilogie des Trois Corps (三体), Liu Cixin (刘慈欣) nous introduit aux débuts d'une confrontation entre l'humanité et les trisolariens, une espèce extraterrestre. Cependant, son sujet principal, c'est clairement l'humanité. Même quand il s'attarde sur les trisolariens, ils sont vus, soit au travers d'une simulation très ingénieuse où ils sont incarnés par des figures historiques humaines de manière à ce que le lecteur s'identifie à eux, soit présentés en miroir de l'humanité et de ses actions.
Cependant, que ce soit l'humanité elle-même ou ce reflet lointain, rien n'est vraiment reluisant. En effet, Ye Wenjie, le personnage central du roman, construit son regard sur l'humanité au plus dur de la période Maoïste durant la Révolution Culturelle. Ce traumatisme est un point de départ qui l'amène à questionner le bien-fondé d'actions considérées comme justes par un grand nombre de personnes. Son incapacité à oublier un tel traumatisme, contrairement à nombre de ses compatriotes, la mène au désespoir pour l'humanité et à sa recherche, en conséquence, d'un ailleurs plus juste. La mémoire traumatique et difficilement audible en Chine des violences du Maoïsme sert donc de puissant moteur au récit et à la tragédie au centre du livre.
Par ailleurs, une partie du livre se déroule durant les années 1960/1970, une autre durant les années 2000. Néanmoins, dans les deux cas, le parallèle entre les deux civilisations (humaines et trisolariennes), leurs affrontements, mais aussi leurs dissensions internes ne sont pas sans rappeler la Guerre Froide et le basculement de certains pays capitalistes ou communistes dans des politiques extrêmement violentes sous le coup de la paranoïa de la menace du camp d'en face. Il y a d'ailleurs très vite dans le roman une part d'étrange, d'autant plus déroutante qu'elle est distillée par petites touches, pour recréer cette ambiance paranoïaque dans un contexte de science-fiction. Populations terriennes et extraterrestres commencent à se durcir et à se radicaliser en miroir, face à des situations difficiles, dans des logiques de plus en plus autoritaires, laissant de moins en moins d'espaces pour les êtres sensibles comme Ye Wenjie ou le Guetteur 1379. Ce premier tome est ainsi la base très prenante d'un regard pessimiste sur l'humanité, fondée sur la mémoire traumatique de la Révolution Culturelle et la paranoïa de la Guerre Froide, où finalement un piège se referme sur deux sociétés entières et les espoirs d'un ailleurs qui pourrait servir d'échappatoire semblent peu à peu disparaître.
C'est sur cette belle tragédie que se conclut le premier tome, ouvrant la voie pour une suite d'une nature assez différente dont je parle ici : https://www.senscritique.com/livre/la_foret_sombre/critique/309091580