Amatrice de cinéma et féministe, j'étais le public idéal pour cet ouvrage. Et pourtant...
J'ai entendu parler pour la première fois du livre d'Iris Brey à travers la critique virulente de Moizi. Connaissant ses réserves (euphémisme !) à l'égard du féminisme, j'ai ensuite écouté plusieurs personnes qui louaient les thèses de Brey ainsi que son interview pour "Les couilles sur la table". Interview qui ne m'a point convaincue et je reviendrai dessus au cours de ma critique.
Après cela, je l'ai enfin lu. J'admets que je partais tout de même avec une opinion plutôt négative car cette dichotomie entre un regard féminin libérateur et un regard masculin qui emprisonne la femme me semblait juste essentialiste. Brey anticipe assez tôt cet argument, et explique qu'un réalisateur peut bien utiliser des procédés qui mettent en avant la femme de manière à ce que le spectateur "se sente auprès d'elle" (point qui semble essentiel pour Brey) alors qu'à contrario, une femme réalisatrice peut très bien "sombrer dans le regard masculin" en chosifiant les femmes, notamment à travers le voyeurisme. Malgré ceci, je ne saisis pas la pertinence de cette appellation. Autant parler de regard émancipateur et de regard réifiant ? Je peux sembler chipoter, mais cela me semble important de montrer une certaine forme de rigueur lorsqu'on met en jeu des concepts.
Elle insiste sur la dimension triangulaire du regard et s'appuie volontiers sur une tradition phénoménologique féministe qui reprend les thèses de Merleau-Ponty. Et pour moi, c'est une erreur.
Pour elle, il est important que le spectateur "se sente avec" le personnage féminin et elle cherche à élucider la problématique de l'identification et de la reconnaissance, qui me semble cruciale. Par exemple, quand j'étais enfant, je m'identifiais beaucoup plus souvent aux personnages masculins que féminins, pour la seule raison que ceux-ci étaient plus identifiables, que n'importe qui pouvaient se retrouver en eux, alors que les personnages féminins étaient souvent moins bien construits et stéréotypés ("la femme de", "la peste"...). Bien entendu, il est possible de jouer sur la question de la reconnaissance en allant à l'encontre des procédés d'identification. Néanmoins, lorsque Brey parle d'objectification des femmes à travers le regard, JAMAIS elle parle de la question de la lutte pour la reconnaissance ou même du concept de réification. A la place, elle évoque ce truc nébuleux de "se sentir avec les personnages féminins" qui s'inspire de Merleau-Ponty paraît-il (J'ai lu son ouvrage sur "Le cinéma et la nouvelle psychologie" il y a trois ans, donc je ne pourrais dire si elle s'inscrit avec précision dans son approche du cinéma). De mon point de vue, ça me semble aberrant de parler de l'objectivation des femmes au cinéma sans parler de la réification ; je ne suis pas du tout spécialise de Lukàcs, mais ça m'a sauté aux yeux. Traiter de la question du cinéma comme industrie qui a tendance à réifier les femmes à des fins mercantiles, ça me semble beaucoup plus pertinent. Or, pour avoir cette position, encore faut-il avoir un regard critique sur le cinéma en tant que industrie sous le régime capitaliste, et cela ne semble pas du tout le cas de Brey, qui se contente juste de critiquer le manque de représentation des femmes ou des personnes non blanches ou queer (ce qui me semble juste, mais ce n'est qu'un pan du problème).
Je pense que le souci majeur que j'ai eu avec cet ouvrage est qu'il ne traite pas du "pourquoi" les femmes sont sujettes à la réification dans le cinéma, mais du "comment" (ce qui correspond, encore une fois, au mode de questionnement phénoménologique). Par conséquent, Iris Brey essaye de faire en sorte que sa théorie du regard féminin ne soit pas que politique mais aussi une esthétique, en tentant d'évaluer des procédés qui relèveraient du regard féminin et d'autres du regard masculin. Mais cela ne fonctionne pas à mes yeux. Les procédés cinématographiques sont neutres en tant que tels : un gros plan, un traveling... ils n'ont de sens que dans le contexte qu'on les mobilise. Alors, ses analyses filmiques se contredisent : tantôt filmer de loin relève du voyeurisme et objectifie, tantôt ce même procédé est émancipateur. Ce n'est pas le procédé qui compte mais son contexte de mobilisation.
Elle critique souvent la figure du voyeur alors qu'il s'agit tout d'abord d'un procédé commun pour faire avancer un scénario, mais aussi pour créer une mise en abîme ; l'exemple le plus connu est "Fenêtre sur cour" d'Hitchcock où le personnage de Stewart qui regarde ses voisins à travers sa fenêtre rappelle la position du spectateur.
Aussi, je crois que Brey se méprend par instant sur l'intention des réalisateurs. Dans son interview pour "les couilles sur la table", elle évoque un film de James Bond où l'actrice Halle Berry qui se baigne est objectifiée. Elle se plaint qu'on ne puisse pas "se sentir avec elle", sentir sa joie d'être dans l'eau etc. Sauf que Brey oublie qui la regarde : James Bond. Et évidemment que James Bond, figure du "tombeur" s'en fiche de comment cette femme se sent dans l'eau, ce n'est pas ce qui l'intéresse.
Je n'ai pas vu tous les films qu'elle mentionne, donc je saurais dire avec certitude si son interprétation est totalement biaisée. En revanche, je m'étonne que par deux fois, elle mentionne Bergman comme ayant ce regard réificateur, notamment en utilisant de voyeurisme lorsque Alma raconte ses ébats dans "Persona". Ca me semble être vraiment une interprétation. A un moment donné, elle évoque une scène dans un de ses films où l'héroïne utilise le regard caméra et invite le spectateur à la rejoindre. Pourquoi dans ce cas, ce serait un procédé réificateur alors qu'au contraire, le personnage n'est pas du tout dans la passivité et invite le spectateur à se sentir avec lui, ou plus encore, à être avec lui ! De plus, Bergman est un des réalisateurs qui a su écrire des rôles de femmes profonds, dans lesquels chaque personne peut se reconnaître ou au moins, reconnaître ces femmes comme des sujets à part entière.
Malgré tout, cet ouvrage m'a donné envie de découvrir le cinéma d'Akerman et met en avant des réalisatrices peu connues du grand public. Je me dis que ce livre est peut-être un ouvrage de transition avant une critique plus pertinente de la place des femmes (entre autres) dans le cinéma voire du cinéma comme industrie.