Très singulière énergie que celle qui habite notre Roi Lear, joyau enneigé de la folie que l'on peine parfois à faire rentrer dans les carcans génériques qui nous permettent habituellement de trier les morceaux de Shakespeare : semblables aux pièces historiques dans sa mise en place d'un complot pour le trône mais lâche dans ses références héraldiques ; tirant vers la magie féerique et surnaturelle des éléments coutumière à la comédie baroque mais sans jamais échapper tout à fait au cadre vraisemblable qui caractérise les tragédies de grande politique ; proche des pièces hivernales à morale qui sculptent les cœurs glacés des ambitieux mais sans grand sauvetage in extremis de la bonté des cœurs.
Un inconfort profond se détache à la lecture du Roi Lear, qui provient peut-être du caractère éminemment centrifuge de sa composition.
Il faut imaginer le Roi Lear comme une sorte de vaste prairie encerclée de gradins, comme un hippodrome tragique et roulant, cerclé de rouge et de noir, dont les estrades sont habitées par toute une bande de calculateurs qui figurent très rationnellement la plus grande obsession de Shakespeare, celle qui se retrouve au cœur ou à la bascule de presque toutes ses pièces : la spoliation.
Les échanges de ces personnages circulant dans la galerie forment une tragédie politique très conventionnelle et, somme toute, sans grande singularité : les sœurs ennemies, renvoyées dos à dos par des possessions égales, enfantent réciproquement le désir de détruire sa vis-à-vis alors qu'au milieu, le fils disgrâcié par sa naissance, héritier satanique du Backbiter, monte la trame de son usurpation théâtrale, le tout servi par l’entre-mission de divers capitaines abusés de circonstance et de stratagèmes de planche bien éprouvés.
Mais au milieu de l'arène, traversant le plateau en furie dans la puissance comme dans la misère, Lear bondit en bille folle le long des travées de sa roulette, comme un cheval drogué, et vient constamment heurter le déroulé qui pourrait sans lui se huiler correctement de la tragédie matérialiste du trône que voudrait être la pièce. Provoquant déjà au début, par son retrait inconsidéré, le déséquilibre dans la sororité qui mettra l'action de la pièce en branle, Lear ne cesse de s'interposer bruyamment en imprécations prophétiques hallucinées qui, si elles peuvent expliquer les motivations de certaines scènes, restent souvent sans effet tangible sur le réel du déroulé de l'action.
Le roi Lear dérange par son caractère chaotique et renversé, aspirant et insensé, parce que la manière que ses actions hors de ton et disproportionnées ont de bouleverser le calcul a quelque chose de très certainement scandaleux, aujourd'hui plus que jamais alors que la pièce s'actualise très bien hors de la question fatiguée du conflit des générations.
Seul triomphe dans cette pièce du coup de dé qui a le plus refusé le combat, alors que les martingales audacieuses mais raisonnables des uns et des autres sont tour à tour réduites en poudre par les éclairs de cette mystérieuse tempête au cœur de l'intrigue – calamité cousine de l'éponyme qui nomma une pièce sœur – dans laquelle se perd et erre Lear, roi mystique contre les spéculateurs dont les misères nous sont systématiquement métaphorisées par l'image de...la Roue.
Ceci n'est pas une tragédie, c'est une leçon d'économie. Lear n'est pas une victime du fatum mais le champion de la Fortune lorsqu'elle vient nous annoncer pourquoi elle ne choisit pas de nous favoriser.