Emmanuel Carrère aura consacré sept ans de sa vie à l'écriture du "Royaume", un essai bien documenté qui entraîne le lecteur dans les eaux troublées et profondes du christianisme à sa source.
Sa fascination pour l'évangéliste Luc - le seul des quatre qui fut cultivé et lettré - l'incite à chausser les sandales de ce médecin hellénisé et à retracer sa possible biographie, de son cheminement avec Paul à la rédaction de son témoignage, le plus "scénarisé" et dramatique des quatre Évangiles canoniques. Aussi Emmanuel Carrère aborde-t-il Luc comme un écrivain plutôt que comme un messager, et c'est ce qui fait la diversité et la richesse du "Royaume".
En tant que catholique pratiquante, cet ouvrage avait de grandes chances de m'intéresser et tel fut le cas. Même si je regrette que l'auteur - indéniablement un grand érudit, de la "graine d'académicien" - ait parfois un peu facilement actionné les leviers de la provocation et de la complaisance, dans l'ensemble j'ai trouvé son oeuvre remarquable, et son style très avenant.
Son approche du thème est originale et reste accessible à tout lecteur. Après un démarrage assez nombriliste qui effraie quelque peu, le lecteur découvre petit à petit l'ampleur des recherches, et la structure du récit qu'Emmanuel Carrère a érigée à la manière d'un château de cartes qu'un souffle de vent peut renverser en un instant. Au-delà de la curiosité sincère qu'il confesse pour son sujet, il a entrepris avec courage d'expliquer l'inexplicable, de saisir l'impalpable et de mettre en pleine lumière le message de Jésus et sa transmission. Ce faisant, il renvoie chaque lecteur à l'examen introspectif de la part la plus secrète de son être : la spiritualité, au sens large.
"J'étais en train d'achever ce livre et j'en étais, ma foi, plutôt content. Je me disais : j'ai appris beaucoup de choses en l'écrivant, celui qui le lira en apprendra beaucoup aussi, et ces choses lui donneront à réfléchir : j'ai bien fait mon travail. En même temps, une arrière-pensée me tourmentait : celle d'être passé à côté de l'essentiel. Avec toute mon érudition, tout mon sérieux, tous mes scrupules, d'être complètement à côté de la plaque. Évidemment, le problème, quand on touche à ces questions-là, c'est que la seule façon de ne pas être à côté de la plaque serait de basculer du côté de la foi – or je ne le voulais pas, je ne le veux toujours pas."
Après plus de 600 pages d'un méticuleux travail d'exégète et d'historien, c'est par ces mots qu'Emmanuel Carrère - qui fut croyant et qui prétend ne plus l'être aujourd'hui - amorce sa conclusion, me confortant dans l'idée que tout au long de son essai il a eu le cul entre deux chaises, faisant tour à tour preuve d'audace et de pusillanimité pour reculer finalement devant le verdict final, se donnant pour cela pas mal d'excuses.
Ce qui gêne intimement l'auteur n'est rien de moins que ce qui gêne la plupart des personnes qui se pensent athées : le refus de la parole de Jésus qui indique la voie étroite, celle qu'aucun d'entre nous n'a envie ni de regarder ni d'emprunter : "aimez-vous les uns les autres", "aime ton prochain comme toi-même". Beaucoup de personnes (chrétiennes ou non) pensent déjà obéir à cette ligne de conduite mais il n'en est rien car la majorité aime ce qu'il est aisé d'aimer : parents, frères, amis. Quel mérite y a-t-il à aimer ceux qui t'aiment ? Quel mérite à aimer une femme jeune, jolie et en bonne santé ? Le véritable amour - le vrai trésor - est vérité et humilité : aime ton ennemi, aime le pauvre, le malade, l'étranger, l'handicapé, le réprouvé. "Là où est ton trésor, là est ton cœur".
Très loin d'être moi-même à la hauteur de cette consigne, j'ose toutefois souhaiter à mes amis comme à mes ennemis d'avoir la foi, la vraie, la forte, l'aimante, celle qui porte et déplace les montagnes, celle qui éclaire la vie, celle surtout qu'il est urgent d'arrêter de confondre par bêtise ou par ignorance avec la religion.