Un nombre ahurissant de problématiques émergent face à l'impétueux qui entame avec humilité ou ambition la matière de l'étude biblique, mais gardons-en une seule pour faire simple : c'est l'angle. Pour parler des actes des apôtres - c'est-à-dire une portion du corpus le plus étudié de l'histoire de l'humanité - il faut offrir quelque chose de neuf, ou à défaut de différent. C'est une règle définitive en littérature qui prend avec la Bible quelque chose de radical. Parle de la Bible, sois radicalement neuf, sois radicalement différent, ou tais-toi. La production littéraire mondiale n'est pas en manque de matériel qu'on en soit à se contenter des produits de seconde main - et ce alors que le matériau original est d'une si noble origine.
Emmanuel Carrère choisit la troisième voie, celle de l'angle personnel : j'étais chrétien, je ne le suis plus, la bête est morte disséquons-la ensemble. Je me suis engagé circonspect, certes, mais non pas de mauvaise foi (j'étais en gare, j'avais manqué le train...), et bien malgré moi les cent premières pages ont été passionnantes, car - et c'est paradoxal - la meilleure portion du Royaume est celle où Carrère se contente de parler de lui. Il le fait admirablement, preuve qu'il connaît son sujet, et démontre une remarquable lucidité quant à la pertinence de ses réflexions spirituelles. Dans ce prologue qui irriguera en fait tout le récit il expose ses doutes quant à la validité de son enquête (est-il arrogant ? est-il sincère ?), la légitimité qu'il croit avoir ou non acquise durant ces trois années de farouche religiosité et plus généralement une autocritique biographique afin d'exposer où il veut en venir. Ce sont cent pages très solides qui justifient à elles seules l'achat du livre tout entier.
Le propos central du Royaume n'est cependant pas la vie spirituelle de son auteur mais bien l'enquête qu'il prétend mener sur les pas de Paul durant les temps de l'Eglise primitive, quand Kristos était un obscur agitateur, Paul un gourou itinérant, et que la Résurrection était encore une idée scandaleuse. L'idée est bonne. C'est le traitement qui m'ennuie.
Pour parler des Evangiles, donc, Carrère parle de lui. C'est somme toute assez sain que de partir du principe qu'en matière de foi d'autres expérimenteront ce que l'on a pu connaître, mais l'âme de l'auteur l'emmène naturellement là où elle devrait éviter de vagabonder : Emmanuel est scénariste, visiblement très sensible (je ne connais pas le monsieur) et surtout très marqué par sa parenthèse religieuse (parenthèse singulière : vous verrez qu'elle n'est pas refermée). Où va-t-elle ? Où nous emmènes-tu, petit narrateur ? Dans cet endroit très sombre contre lequel C.S. Lewis nous avait tant mis en garde : au pays du Jésus romanesque et de ses apôtres. En tentant de nous rendre plus proche ces personnages mythiques, il ne peut s'empêcher de les distordre jusqu'à les rendre méconnaissables, et bientôt ils ne sont plus que des avatars de ses frustrations, de ses ambitions, autant de micro-miroirs dans lesquels il se projette. Il pourrait s'estimer dans son droit de par les stigmates que lui a laissé le passage de la foi, mais ce n'est pas encore assez pour que sa vie puisse enrichir l'oeuvre originale. Imaginez la Bible "annotée par Bernard Michu, d'après la Très Noble Expérience que j'ai Ressentie un Quatre Octobre au Sortir de mon Bain". Vient un moment où il faut assumer une certaine estime de soi.
Et c'est bien malheureux. Loin de porter la question au-delà de lui-même, l'auteur l'asperge de son je dégoulinant, poisseux, assumé, qui vient tacher de belles pages bibliques qui gagneraient à être appréciées nature. Il en met partout ! Le travail du biographe est un job humble et silencieux, de toute évidence pas adapté à la grande gueule que Carrère reconnaît être. J'ai sauté les 150 dernières pages, sans remords, car je commençais à trop bien connaître Emmanuel pour apprécier plus longtemps sa compagnie, et j'ai préféré retourner au tout début, lorsqu'il semblait encore assez humble pour se contenter de parler de sa marraine, de sa nounou et de ses lubies, quand il était encore croyant, quand au fond de lui sommeillait encore la question qui devait irriguer un fleuve tout entier, pour lui et pour tant d'autres : "J'étais croyant, je ne le suis plus. Affaire réglée ?"