De la lecture du Testament français d’Andreï Makine ressortent beaucoup de bonnes, si ce n’est de très bonnes choses. La superposition des images d’une France surannée (celle de Charlotte, la grand-mère, légataire de cette langue et culture « grand-maternelle » qui obsède le narrateur) se fracasse contre les réalités de la Russie moderne, guerrière et « saine » à laquelle le narrateur aspire, la Russie du début du XXe, peinte avec un regard acerbe, loin des conceptions passionnées d’une France tiraillée entre fascination et effroi pour cet "Empire du Mal", ce bloc de l’Est mécanique et implacable. Dans le Testament français, c’est la simplicité de la vie qui prime. Simplicité non au sens de réduction des passions, mais plutôt au sens d’acceptation de l’évidence que représente la vie, la vie « de tous les jours » qui supplante l’idéal. L’idéal de la France, d’une part, romantique et dépassé, qui berce le jeune narrateur dans l’appartement de sa grand-mère à Saranza, puis l’idéal militaire, adolescent, russe, vers lequel le narrateur se tourne, en tournant le dos à sa grand-mère, la française, prisonnière de ses passions et torturée par le passé.
La vie, donc, supplante l’idéal. C’est tout le chemin du narrateur, et c’est ce qui fait de ce roman un merveilleux objet aux multiples facettes. D’une part, je l’ai évoqué, cette acuité historique du point de vue sur la Russie, sur l’école, l’éducation, la famille et les valeurs russes, au sein desquelles évoluent, en marge, des personnages biculturels comme Charlotte ou son petit-fils, et des hommes sauvages comme Pachka. D’autre part, la plume d’Andreï Makine nous livre un regard sur l’enfance, l’adolescence et le passage à l’âge adulte d’une clarté et d’une justesse louables. Le conflit entre les différentes influences culturelles du narrateur est permanent, douloureux, et se déroule au premier plan d’un passage difficile à l’âge adulte. Charlotte, la grand-mère française, est à la fois l’origine et le remède à cette souffrance intérieure, qui fait du narrateur un misfit en toutes circonstances. Les allers-retours entre la ville (au sens large et impersonnel) et l’enclave mémorielle que représente Saranza constituent pour le narrateur le seul moyen de faire part de ses angoisses à un tiers. En effet, on pourrait comprendre tout le livre à rebours dans l’explosion incohérente de reproches avortés que lâche le narrateur (en plein conflit biculturel…) à Charlotte lors de son retour à Saranza : « Béria ! Et ce vieux qui arrose tranquillement ses glaïeuls. Et cette femme coupée en deux ! Et la guerre oubliée ! Et ton viol ! Et cette valise sibérienne pleine de vieilles paperasses françaises et que je traîne comme un prisonnier son boulet ! Et notre Russie que toi, la française, tu ne comprends pas et ne comprendras jamais ! Et ma bien-aimée dont ces deux jeunes salauds vont s’occuper ! » (et plus loin : « Oui, justement, cette sensiblerie française qui m’empêche de vivre ! »). Cette explosion, c’est la volonté de se libérer de l’une des deux têtes de cette personnalité biculturelle qui le hante, mais c’est aussi le déclencheur d’une nouvelle série de récits des souvenirs de Charlotte, plus crus que ceux de l’enfance, qui révèlent au narrateur la fêlure profonde qui divise Charlotte elle-même.
Le Testament français, c’est le roman de ce conflit intérieur, entre sensiblerie et raison, entre l’enfance et l’âge adulte, entre France et Russie. Tout est, derrière la brume des souvenirs d’enfance, limpide : des premières lignes, à Saranza, jusqu’à la fuite du narrateur, le conflit n’est jamais résolu, et demeure, doux-amer, le sentiment de mélancolie qui ouvre et ferme le roman par le biais de cette photo de la mère du narrateur. Au fond, le roman d’Andreï Makine se veut révélateur de cette « évidence, discrète et spontanée de la vie-même », l’apanage de Charlotte et l’objet de la quête du narrateur. Ne serait-ce que pour cette capacité à évoquer précisément la quiétude placide et spontanée qui fait défaut lors de périodes de troubles émotionnels intenses (toutes considérations historiques ou culturelles mises à part), le roman d’Andreï Makine mérite plusieurs lectures attentives.