Comment concilier la vie que l’on souhaite mener et le métier que l’on exerce ? Intéressante question à laquelle Yannick Haenel répond splendidement.
C’est une interrogation commune durant les études supérieures : est-il possible d’allier sa passion avec le métier pour lequel on se forme ? Passionné d’opéra, fou de littérature, insatiable sur la philosophie : les métiers en relation avec ces disciplines ont-ils des débouchés ? Et si non, suis-je prêt à prendre un métier plus « traditionnel » me garantissant la sécurité de l’emploi et un revenu conséquent ? C’est là toutes les questions que se pose le jeune Georges Bataille (pas l'écrivain, un autre !) à l’orée de sa carrière dans la Banque de France.
La première partie du roman se révèle, je l'avoue, plutôt pénible : Yannick Haenel se met en scène à l’occasion de la préparation d’une exposition à Béthune. Le style est assez ampoulé, et les conclusions péremptoires : « la littérature appartient aux bienheureux », « tout se déployait avec élégance, jusqu’à son rire qui se moquait de notre prétention à nous croire vivants »… Pour autant, Haenel nous entraîne dans un véritable tourbillon : celui de la préparation d’une exposition consacrée à l’influence de Georges Bataille (cette fois-ci, l'auteur) sur l’art contemporain. Ne sachant quelle direction prendre, Haenel accumule les objets qu’il se représente figurer dans le bureau d’un banquier type. Avant de tomber sur un autre Georges Bataille, qui aurait travaillé longtemps à l’antenne de la Banque de France de Béthune.
Nous sommes à la fin des années 1980 et au début des années 1990. La période est importante : Thatcher, Reagan et Friedman, entre autres, sont passés par là pour détricoter l’Etat-Providence et installer les bases du néo-libéralisme. Le jeune Georges Bataille, passionné par la philosophie et plus globalement la lecture, a traditionnellement étudié en hypokhâgne et khâgne. Considéré comme un traître par ses camarades, Bataille s’inscrit en école de commerce. Et, lors d’un stage, c’est le choc : « La porte de la Banque de France avait allumé dans sa vie un feu inattendu auquel il se devait, désormais, de rester fidèle ; peu importait qu’il ne fût pas à sa place dans le monde de l’économie : c’était précisément parce qu’il n’était nulle part à sa place que l’existence exigeait de lui des révélations ».
Sa carrière débute à la Banque de France, à l’antenne de Béthune, ville sinistrée par la fermeture des mines. Mais qu’importe, Bataille, surnommé le « Trésorier-payeur », fera consciencieusement son métier, développant des théories à l’encontre de la doxa économique. Si son maître de stage à Paris lui sermonne « que si ce n’était pas pour gagner un maximum d’argent, faire carrière dans la banque n’avait aucun sens », Bataille, lui, cultive des idées proches de celles de l'économiste anarchiste David Graeber, notamment sur la dette (« la dette est le cœur de l’économie, la crise est sa vérité. Tout s’effondre et tient debout. Tout tient en s’effondrant. »).
Porté par une splendide langue, Le Trésorier-payeur raconte comment il est possible de s’épanouir dans une institution a priori mortifère et archaïque. Si, au bureau, Bataille défend l’intérêt des surendettés, il s’ouvre aux plaisirs de la vie avec ses partenaires sexuelles (« est-il possible de ne faire que l’amour, de ne plus avoir d’autre usage du temps que celui de s’aimer ? ») et croit de plus en plus aux bienfaits de l’entraide en s’engageant dans la confrérie des Charitables. Ou comment, face à un univers froid, rationnel et calculateur qui va petit à petit gangrener toutes les sphères de la vie, il est possible de résister et d’être heureux.
« C’est durant ces quelques semaines de solitude que l’esprit du Trésorier-payeur se modifia. Sans doute serait-il préférable de dire qu’il se trouva : car il existe un lieu dans l’esprit qui est destiné à chacun, et si très peu le recherchent, lui s’était mis en quête depuis longtemps de ce pays qui est dissimulé en nous-mêmes, et nous reste le plus souvent inconnu. Depuis ses premières nuits de lecture, à Paris, puis à Rennes ; depuis les efforts qu’il n’avait cessé de produire pour forcer en lui des portes inconnues, il avait poursuivi cet espace, et les difficultés qui avaient été les siennes depuis qu’il était arrivé à Béthune ne l’en avaient pas éloigné : au contraire, il s’en était rapproché chaque jour, et l’entrée dans la maison avait encore accéléré cette quête, jusqu’à la découverte du tunnel. »