Le Zéro et l’Infini raconte l’internement et le procès de Roubachov, un homme politique qui est interné et jugé car il est suspecté d’opposition au parti. Il subira une torture mentale pour avouer ses actes contre-révolutionnaires (dont la plupart sont inventés). Dans cette œuvre révolutionnaire, Koestler fait une critique du bolchevisme à une époque où les intellectuels européens l’admiraient, du moins admiraient ce qu’il laissait paraître. Koestler a été vivement critiqué en 1946 lors de la publication de cet ouvrage, étant jugé d’anti-communiste. On pensait plus fiables les dires de Sartre en 1957 sur la totale liberté de critique en URSS…
Il y a beaucoup à dire sur l’aspect historique de cette œuvre et sur la critique directe de la Grande Purge Stalinienne mais ce qui m’a particulièrement plu dans cette œuvre c’est la réflexion de Roubachov, l’idéal-type du politique-révolutionnaire.
Roubachov n’est pas un héros. Il a fait à plusieurs reprises des actes peu scrupuleux envers certains collègues qu’il jugeait inutiles au parti. Ce qu’il y a d’intéressant c’est qu’il n’est pas singulièrement mauvais, mais il est seulement trop rationnel. Roubachov est quelqu’un qui pense beaucoup, c’est un vrai intellectuel et veut agir en tant que tel. Or, ce livre nous montre les fragilités d’un raisonnement poussé à l’extrême qui se retrouve forcément face à une limite : la théorie c’est bien mais parfois il faut se confronter à la réalité de la vie. En effet, vouant sa vie à la Révolution Roubachov opte pour une manière de penser extrêmement rude : il expulse de ses actes/choix tout sentiment et ne fait que des actes rationnels, qui sont utiles à l’idéologie.
Dans la philosophie de l’idéal-type révolutionnaire (de Roubachov), [qui est assez extrême, attention] : les abus des régimes totalitaires sont tolérables car ceux-ci font souffrir des millions de gens maintenant, pour permettre l’accomplissement d’un futur heureux pour les générations suivantes (c’est « la fin justifie les moyens » de Machiavel). Pour Roubachov, l’individu n’existe pas, ce n’est qu’une fiction grammaticale (un « je » qui n’existe pas) car toutes ses actions ne peuvent se comprendre que dans le cadre d’une collectivité (le « je » est remplacé par le « nous » qui, lui, est réel). Ainsi dès qu’un homme refuse de se soumettre à l’idéologie, on le tue car sa vie ne vaut rien aux intérêts collectifs. L’individu n’est rien (0) l’idéologie est tout (infini).
Or, ce livre nous montre les limites d’un tel raisonnement car, selon Roubachov, la mise à mort est un acte rationnel. Tous châtiment intermédiaire serait une forme de sentiment (pitié, compassion…). Or, un sentiment est irrationnel. Mais il comprendra très vite qu’avoir la mort en face de soi n’est pas la même chose que de réfléchir dessus. Il comprendra alors l’importance de la vie d’un homme mais c’est déjà trop tard.
Ce livre est alors une mise en garde : suivre un idéal trop fermement peut avoir des limites (il est important de prendre du recul sur nos réflexions et surtout de toujours y intégrer l’éthique) et il faut parfois ouvrir les yeux sur la réalité (ce que beaucoup d’autres intellectuels des années 40/50/60 n’avaient pas fait face à l’utopie communiste).