Un livre de Caryl Férey offre toujours un voyage. Cette fois, l’auteur quitte l’Amérique latine pour tourner son regard vers l’est, la Russie, puis prend la direction du Grand Nord et la ville de Norilsk, en Sibérie. La découverte de cet univers industriel et pétrifié par le froid représente à mon sens un des intérêts majeurs du roman. L’auteur aborde de nombreux aspects de cette terre étrange, d’abord sa géographie au nord du cercle polaire et ses températures extrêmes (des records de froid à – 53,1 °C !), son urbanisme soviétique composée d’immenses blocs de béton, son économie reposant sur le complexe sidérurgique et minier le plus important du monde (extraction du nickel, entres autres…), son environnement dévasté par des pluies acides et gaz toxiques qui grèvent l’espérance de vie des habitants en plus d’avoir détruit toute la toundra sur des kilomètres, et enfin son histoire avec notamment le goulag de Norillag et ses prisonniers, les Zeks exploités dans les gisements et la construction de la ville. Caryl Férey peint son tableau par petites touches, au fil du récit, en multipliant les points de vue de ses personnages, fluidifiant ainsi la lecture et ne la rendant jamais rébarbative. Je dois être un peu maso, mais j’ai aimé me risquer avec lui dans ces avenues battues par des bourrasques capables d’emporter des badauds, me réchauffer au Szaboy en buvant des bières tout en dansant sur le rock brutal des Zipper, trembler dans les entrailles minérales en compagnie des gueules noires, aller à la rencontre des Nenets et surtout apprendre à connaître l’échantillon de la population que l’auteur a choisi pour vagabonder dans ce cadre.
J’aborde ici la deuxième force du livre, les figures qui le peuplent. Je les trouve tous très attachantes, que ce soit Boris le flic plantigrade, Anya sa conjointe lilliputienne, Dasha la jeune femme un peu perchée qui écoute Bowie en boucle, Gleb le mineur homosexuel et photographe à ses heures, son amant Nikita qui trime avec lui dans les galeries tout en s’adonnant à la poésie, ou encore Lena la légiste et Sacha son mari adepte des sports de combat cosaques. Je n’ai jamais douté de leur existence. J’ai tremblé pour eux, espéré avec eux, leurs blessures m’ont fait souffrir et ils sont devenus au fil des pages des amis dont j’ai maintenant beaucoup de mal à me séparer. Ce sentiment, je ne l’ai ressenti que rarement au cours de mes lectures et, même si j’ai apprécié les livres précédents de Caryl Férey, aucun n’avait jusqu’alors réussi à me happer à ce point…
Enfin, comme il s’agit d’un roman policier, il convient quand même de dire deux mots de l’intrigue. Boris l’enquêteur avance à son rythme, un pas après l’autre, réglant ses foulées sur ceux des ours blancs qui flânent parfois en ville, si débonnaires de loin et carnassiers quand ils fondent sur leurs proies. Là encore, l’auteur place la barre très haut en multipliant les fausses pistes et ce n’est qu’à la toute fin, comme il se doit, que les pièces du puzzle s’agencent pour composer un tableau tragique, glaçant à plus d’un titre, mais nous offrant néanmoins quelques graines d’espoir.
Je viens de refermer le livre et il me manque déjà.
La marque d’un grand roman.
Que dire de plus ?
Juste merci.
Et vivement le prochain !