Les Cloches de Bâle est le premier roman du cycle du Monde réel. C'est aussi le moins réussi, si l'on s'en tient au “petit cycle” — c'est-à-dire le quatuor formé par Les Beaux Quartiers, Les Voyageurs de l'impériale et Aurélien, Les Communistes formant un ensemble à part, à la fois par son volume et par son inachèvement.
Les Cloches de Bâle commencent pourtant de manière très encourageante, par le portrait d'une aristocrate désargentée devenue femme entretenue, Diane de Nettencourt. Aragon, comme dans Les Beaux Quartiers mais avec plus de réussite, fait un portrait au vitriol des classes dominantes. C'est d'autant plus drôle que l'auteur ne se préoccupe de créer aucune empathie entre le lecteur et ses personnages, sauf peut-être pour cette étrange préceptrice qu'est Mme de Lérins. Il y a bien sûr, une fois de plus, un incipit génial (“Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet Papa”). Les dialogues sont pleins d'une ironie vivifiante. Le personnage de Mme de Nettencourt, la mère de Diane, est particulièrement savoureux : vivant aux crochets de sa fille et de ses amants successifs, dont elle réprouve à bas bruit la morale, elle ne se prive pas pour autant de bons mots qui rappellent à bon escient son sang bleu (“'C’est commode, vous savez, de pouvoir dire, comme faisaient nos grands-pères : Quand nous avons déménagé sous Louis-Philippe, ou c’est sous Charles X que la petite est née. Au lieu de compter par années, de quoi est-ce que ça à l’air ? Un vrai livre de cuisine, notre vie.'”).
Certes, le propos ne se caractérise pas par sa subtilité (sont-ce les gros sabots du Paysan de Paris ?) : les prétendues classes supérieures sont pourries jusqu'à l'os, l'industrie marche main dans la main avec l'armée et l'usure, leur domination cruelle est bâtie sur un solide mélange d'indifférence cruelle (le petit Guy bottant le derrière d'un enfant travailleur) et de cynisme éhonté (Diane la cocotte renvoyant la femme de chambre pour ses aventures avec le valet, en s'écriant que sa demeure qui voit défiler les amants “n'est pas une maison de passe”)… par comparaison, les Pinçon-Charlot passeraient pour des théoriciens du fillonisme. Cela ne gêne pas le lecteur, toutefois, tant les figures qui lui sont présentées sont insubstantielles : on ne s'indigne pas de la caricature devant un spectacle de Guignol.
On peut, en revanche, avoir plus de mal à suivre Aragon lorsqu'il entame le deuxième volet de son roman, consacré à Catherine Simonidzé. Cette jeune femme d'origine géorgienne, qui a souffert d'une enfance solitaire dans un milieu instable, se rebelle : contre l'oppression de ce qu'on appelle pas encore le patriarcat, contre l'étroitesse des modèles féminins que la société prétend lui renvoyer, contre la fausseté de la société et de ses idoles. En parallèle, elle découvre l'anarchisme et s'éveille à la question sociale. Preuve du talent de romancier d'Aragon, on ne peut que ressentir une vraie tendresse pour Catherine, confrontée à la vacuité douloureuse de son existence, à l'étroitesse de sa vie, tourmentée par l'incertitude et assez courageuse pour ne jamais s'assoupir ou renoncer, malgré les souffrances qu'impliquent ses choix.
Mais ce beau personnage est bien maltraité par son créateur. La fougueuse Catherine Simonidzé n'est, ainsi qu'il l'écrit directement dans l'épilogue, qu'un Scylla répondant au Charybde qu'incarnait Diane de Nettencourt. Entre deux maux — la puissance égoïste de l'argent et l'individualisme anarchiste —, une seule solution : le Parti communiste. Hourra l'Oural ! On avait déjà un indice de ce qu'Aragon n'entendait pas faire dans le détail lorsque l'amoureux fou de Catherine, le capitaine Jean Thiébault, prend au détour d'une randonnée la tête d'une colonne pour réprimer des ouvriers en grève (cela m'arrive assez rarement, mais il est vrai que je n'ai pas de galons), signifiant dans une scène caricaturale l'abysse qui sépare le parti de l'ordre de la justice sociale. L'intrigue commence vraiment à tourner à l'aigre pour la pauvre Catherine quand Aragon barre sa route de “Victor”, ouvrier sain, travailleur, entouré de sa famille conventionnelle, et qui respire la conscience de classe. Elle finit assourdie derrière le vacarme des “cloches de Bâle” qui concluent le roman.
Certes, on parvient à pardonner à moitié Aragon du triste sort réservé à Catherine, notamment par le morceau de poésie en prose qu'il nous offre en épilogue du roman (“Avant que j’aie épuisé les images du ciel et les métaphores marines, avant que dans les abîmes et dans les clartés j’aie pris tout ce que je puis utiliser pour te donner une petite idée de ce qui peut se dire de ces aurores qui s’ouvrent sur le XXe siècle comme des fenêtres dans l’ignorance et dans la nuit, tu devras te rendre, lecteur. Mais j’ai pitié de ta patience, et puis il y a grand besoin aussi de ta force, à toi, pour transformer le monde.”) et bien sûr parce que l'on peut respecter dans ce sort la responsabilité démiurgique de l'auteur.
Par ailleurs, l'approche volontaire de la question sociale est d'autant plus intéressante qu'Aragon ne recule pas devant une certaine forme de complexité interne, en confrontant réformistes et révolutionnaires parmi les chauffeurs parisiens en grève, ou qu'il documente une époque : “Mais le conflit de la taxe sur le benzol n’était que l’occasion d’une lutte déjà ouverte par le patronat. Celui-ci se battait depuis longtemps déjà pour faire triompher la thèse suivant laquelle les chauffeurs n’étaient pas des salariés : histoire d’éviter les inconvénients des lois sociales, qui le rendaient responsable des accidents.” (toute ressemblance avec, etc.). On aurait toutefois aimé que la pauvre et la grande, l'ardente et froide Catherine, ne soit pas au passage écrasée entre le marteau et la faucille.