"Il m'a expliqué tout de suite après que son avant dernier livre et son dernier livre avaient des ressemblances qui débouchaient sur le territoire des jeux impossibles à déchiffrer" (p. 752.)
Le jeune Juan Garcia Madero est invité à rejoindre les réal-viscéralistes, un groupuscule de jeunes poètes mexicains.
Ensuite, il se passe beaucoup de choses. Et en même temps il ne se passe rien de particulier.
Ou alors il se passe trop de choses particulières, si bien que le lecteur se perd dans la masse.
Voilà.
Je ne sais pas s'il est souhaitable d'expliquer les "Détectives Sauvages", tout comme on "expliquerait" une poésie. C'est-à-dire : en tentant de reconstituer la narration du livre, en soulignant les figures de style employées, tout ceci dans le but de faire jaillir un symbolisme sous-jacent.
Je pense que le livre rejoint aisément le rang des œuvres qui nous réapprennent à lire, qui nous rappellent la singularité de l'acte de lecture.
Il n'y a jamais deux lectures identiques. Tout comme il n'y a jamais deux écritures identiques.
Ce qui m'impressionne chez Bolaño, c'est comment son écriture est à la fois personnelle et impersonnelle.
Dans la deuxième partie du livre, nous sommes invités à suivre sur l'espace de vingt ans les pérégrinations de deux personnages, à travers les paroles de personnes les ayant croisés à un moment de leur vie. Les narrateurs vont s'enchaîner, chacun aura sa parole propre. Il y aura la trentenaire culturiste, au tempérament sanguin. Puis nous rencontrerons une jeune hippie, dont le comportement oscille entre l'innocence et l'inconscience. Il y aura même le schizophrène paranoïaque, au discours tellement décousu, que nous n'aurons pas d'autre choix que d'abandonner définitivement toute forme de repérage.
Le livre parle d'une quête, d'une tentative de retrouver une poétesse ancienne dont la trace se perd dans les déserts du Mexique.
Peut-on parler de fil narratif dans les "Détectives Sauvages" ? Est-ce qu'il n'y en a pas, ou est-ce qu'il y en a trop ? Malgré sa taille et sa densité, qu'est-ce qui donne au livre son homogénéité ?
Au fil des pages, la mort semble s'imposer comme le point aveugle de l'histoire. Elle est constamment présente à tous les coins de phrases, et pourtant son omniprésence n'est jamais soulignée. En conséquence, les fils narratifs n'ont jamais de fin, ils semblent tous s'étirer, comme les filins d'une gigantesque toile d'araignée littéraire. C'est une masse innombrable d'anecdotes, fugaces ou profondes, légères ou tragiques. Les personnages du livre ne se comprennent qu'à moitié. Ils tentent de se faire une idée de ce que pensent les autres, et c'est toujours un échec. Le livre est rempli de non sequitur, de remarques bizarroïdes, d'évènements importants passés sous silence tandis que les moments les plus anodins sont décrits en détail. C'est le tourbillon de la vie, littéralement. Un tourbillon qui empêche de maintenir ses repères, quelque chose qui nous bombarde hors de notre zone de confort. Les deux personnages principaux du livre (si tant est qu'il y en ait), semblent eux-mêmes perdus dans le tourbillon, condamnés à n'exister que dans la parole des autres. La fuite sans fin peut-elle combler le vide ? Comment remplit-on une vie ? La quête principale est comme une recherche de la fondation, une tentative d'établir un repère stable dans ce qui ne cesse de nous échapper.
On peut passer toute sa lecture à attendre une histoire des "Détectives Sauvages". Tout comme on peut passer sa vie à attendre que le sens de celle-ci nous tombe dans les bras. C'est oublier que la réponse est le malheur de la question.
Seul point d'ancrage : la poésie, art de l'épuration des aspérités du langage.
Je suis tombé un jour sur cette citation : "Il y a poésie chaque fois qu’un écrit nous introduit à un monde autre que le nôtre et, nous donnant la présence d’un être, d’un certain rapport fondamental, le fait devenir aussi bien le nôtre…La poésie est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde."
"Les Détectives Sauvages" porte bien son nom. Il est l'incarnation de la frénésie de la vie, celle qu'on dévale à tombeau ouvert, où rien ne semble vraiment acquis, mais où tout semble pourtant possible.
Chaque personnage que nous croisons nous ouvrira à son univers. Et alors nous aurons l'immense privilège d'avoir eu plus d'une seule vie. Il est vrai que c'est assez poétique comme idée, de pouvoir faire vivre autant de personnages à travers des mots.
J'ai lu quelque part que le "sauvage" du titre pouvait apparemment aussi se traduire en "stupide".
Nous pourrions encore digresser longtemps, en évoquant que nombre des personnages du livre sont basés sur des personnes réelles, ou alors que certaines péripéties reflètent des évènements de la vie de Bolaño.
Mais je crois que chercher à comprendre est un piège. Comprendre, c'est se créer l'illusion qu'on parlerait la même langue que l'autre. Et pour un livre qui multiplie autant les langues, c'est vraiment n'avoir rien compris que de vouloir enfermer ce qui ne peut être maîtrisé.
"Toutes les langues, tous les murmures ne sont qu'une manière seconde de préserver notre identité dans une époque livrée aux aléas" (p. 831.)
On ne sentira jamais assez bien le tourbillon de la vie qu'en se le prenant en pleine figure, d'une manière ou d'une autre. C'est un vent furieux, dont on ne peut mesurer ni le début ni la fin.