« C’est bien malheureux tout ça » : « tout ça », deux mots vides qui remplacent et effacent une histoire trop lourde à porter pour la famille d’Anthony Passeron, dont les adultes ne peuvent parler que par allusions et euphémismes de peur de réveiller la douleur. L’histoire, c’est celle de Désiré, l’enfant chéri héritier d’une famille de bouchers d’un village de l’arrière-pays niçois, que tout destine à une vie plus riche et plus belle que celle de ses parents. Pourtant, au tournant des années 80, alors que l’héroïne fait des ravages parmi la jeunesse blasée de la région, Désiré et sa femme Brigitte vont contracter le Sida, un mal encore mal connu, porteur d’un stigmate moral et social qui conduit leur entourage à une forme de déni qui persiste jusque dans le souvenir, plus de trente ans plus tard, du long calvaire de Désiré, de Brigitte, et de leur fille Émilie elle aussi porteuse de la maladie.
La construction des Enfants endormis est simple et efficace, des chapitres courts alternés racontant d’une part la vie de Désiré, depuis son enfance choyée jusqu’à sa découverte de la drogue et à sa mort, d’autre part la course des chercheurs contre la multiplication du virus. Si cette histoire-ci est bien connue, Anthony Passeron la restitue cependant avec un réel effet d’urgence et rend joliment hommage à l’engagement des médecins français dans cette lutte aveugle. L’alternance des chapitres lui permet par ailleurs de couper court à tout effet de pathos dans le récit du déclin de son oncle : une stratégie juste et bien pensée, qui contribue à la réussite des Enfants endormis qui, même si son style manque peut-être un peu de caractère littéraire (on mettra ça sur le compte de la pudeur, inévitable et salutaire quand on veut raconter à un récit familial aussi pesant), est un beau premier roman, digne et émouvant, qui parvient à retisser un espace de parole, par-delà les décennies de silence, entre ceux qui sont partis et ceux qui sont restés murés dans leur douleur.