"Qui voudrait encore flâner ici? Comme les femmes sont ravissantes, une à une, quand on peut les dépasser vite sans se faire remarquer d’elles. Pourquoi se ferait-on remarquer d’elle? Il ne manquerait plus que ça! Il suffit bien d’avoir soi-même des yeux. (…) Les yeux des femmes dans la rue les matins comme celui-ci, quand elles regardent loin devant elles, c’est quelque chose de magnifique. Des yeux qui ne se détournent pas sur vous sont plus beaux que ceux qui vous regardent. Ils y perdraient, a-t-on l’impression."
Ce qui frappe dans Les enfants Tanner, c’est avant tout son écriture. Mais elle est aussi belle que traître. Traitre, car elle ne semble pas raconter grand-chose, et que ces élans sur l’existence peuvent paraître risibles. Pas très sérieux, mais plein de candeur et dotés d'une douce naïveté. Mais elle est tenue par une architecture si splendide que ça tient. Oui, une écriture belle, car légère, légère comme un nuage… comment décrire ce style sans me montrer ridicule? J’y peux rien, je ne pense qu’à un nuage. Chose étonnante : il y a ce passage du rêve parisien où un nuage envahit la rue...
"Le nuage blanc restait dans la rue comme un morceau d’écume ; on aurait dit un cygne géant. Les dames coururent vers lui et le déplumèrent par petites touffes qu’elles mettaient ensuite à leurs chapeaux avec un geste charmant de leur bras, ou bien elles jouaient à s’en envoyer de l’une à l’autre, et les touffes se prenaient dans les vêtements."
Alors, je me suis cantonné à cela. Des mots, des nuages que Walser manie comme une matière pour dessiner des formes, déclencher des éclairs, jouer avec, comme un enfant avec ses jouets, avec cette même rêverie. "Je suis quelqu’un qui écoute et qui attend, rien d’autre, mais comme tel, parfait, car en attendant, j’ai appris à rêver." dit Simon Tanner. Simon qui erre, d’une rencontre à une autre, d’un travail à un autre, d’une condition à une autre, de la ville à la campagne à la ville. Errer et apprendre à rêver, s’éveillant à la sensualité des femmes, parfois des hommes, et repoussant toujours ce moment où il prendra sa forme définitive. Naturellement. Indépendamment de sa volonté. Alors il marche, se promène dans des paysages verdoyants, enneigés, gris et lugubres. Il traverse sa vie, comme il traverse un pont constant, car sans jamais de destination, ou comme une rivière ou un nuage...
"C'est si agréable de rester. Est-ce que la nature, elle, va à l'étranger? (...) Les rivières et les nuages voyagent, mais c'est une tout autre façon de s'en aller, autrement profonde, sans retour. Ce n'est même pas s'en aller, c'est couler ou voler sur place. S'en aller comme cela, oui!"
Et tout comme lui, nous errons dans sa vie. Sa jeune vie est comme un paysage devant lequel on s’arrête au cours d’une promenade, on contemple les feuilles tomber tapissant le sol, on admire les premiers flocons tomber… Ce sont des fragments, rien que des fragments que l’on met ensemble pour tenter d'y donner une certaine logique. Mais dans une promenade, on ne va nulle part. Y ajouter une destination et elle n'aurait plus le sens qu'on veut lui donner. Ainsi, beaucoup de choses sont passées sous silence au cours de ce roman fragmentaire, et on les accepte. C’est en cela qu’il se différencie d’autres œuvres comme Roman avec Cocaïne ou encore Les désarrois de l’élève Törless. Il n’y a pas de processus d’un point A à un point B. Seulement les pièces d'un puzzle incomplet. Pas d'évolution claire via une expérience précise comme élément déclencheur. Simon, à l’inverse de Vadim et de Törless, se laisse balloter par les flots. Simon est un homme bloqué face à une porte, là où les autres semblent la franchir.
"Je suis toujours devant la porte, je frappe et je refrappe, sans violence, il est vrai, et je tends l’oreille, j’écoute si quelqu’un vient tirer le verrou et m’ouvrir. Un verrou comme celui-là, c’est dur à tirer, et on ne se dérange pas volontiers quand on se dit que c’est sans doute un mendiant qui est là dehors à frapper à la porte."
En fait, nous ne savons rien. L’espace n’est pas directement nommé à part les pays étrangers. L’espace se définit soit par la ville, soit par la campagne. Quant au temps... Il y a quelques repères de-ci, de-là au cours de cette courte période. Mais c’est flou. Le lecteur est moins un témoin qu’un compagnon. Et il arrive le moment où chacun doit suivre sa route et c’est à la dernière page que les chemins bifurquent. Sur un tiret. On se souviendra de la beauté des mots, de leur légèreté, peu importe ce qu’ils racontaient. Un tiret, et Simon a disparu. Comme cette jeune femme que notre protagoniste avait aperçu dans la ruelle, ce soir-là, celle qui ressemblait à un souvenir.
"Mais elle avait déjà disparu au coin de la rue et il ne restait plus d’elle qu’un peu de mélancolie, comme il arrive chaque fois que la
beauté traverse un endroit lugubre."